— Après l’internat, j’ai fait un peu d’humanitaire. Là-bas, j’ai étudié l’acupuncture. Savez-vous sur quoi s’appuie cette technique ? En quoi consistent les fameux points à solliciter ?
— L’homme m’a parlé des méridiens…
— Ces méridiens, savez-vous à quoi ils correspondent, physiquement ?
Elle se tut. Elle cherchait à se souvenir des paroles de l’Allemand. Daguerre répondit pour elle :
— A rien. Physiologiquement, ces méridiens n’existent pas. Des analyses, des radiographies, des scanners ont été tentés. Il n’est jamais sorti aucun résultat de ces travaux. Les points d’acupuncture ne correspondent pas même à des zones d’épiderme particulières, contrairement à ce qu’on raconte. Du point de vue de la physiologie moderne, l’acupuncteur pique n’importe où. C’est du vent. Du flan.
Le discours de van Kaen lui revenait en tête. Elle intervint :
— Le médecin m’a parlé de l’énergie vitale qui circule dans notre corps et…
— Et cette énergie serait accessible comme ça (il claqua dans ses doigts), à la surface de la peau ? Et seule la médecine chinoise aurait trouvé la géographie de ce réseau ? C’est grotesque.
On frappa à la porte du bureau. Mme Ferrer entra. Elle déclara, légèrement essoufflée :
— Docteur, nous avons retrouvé l’homme qui a pénétré dans l’unité.
Diane s’illumina. Elle se retourna tout à fait, un coude sur le dossier du siège.
— Vous l’avez prévenu pour Lucien ? Qu’est-ce qu’il dit ?
Mme Ferrer ignora la question et se concentra de nouveau sur le médecin.
— Il y a un problème, docteur.
Le chirurgien reprit son crayon et le fit tourner autour de son index, à la manière d’une baguette de majorette. Il tenta de plaisanter :
— Un seul : vous êtes sûre ?
L’infirmière n’esquissa pas même un sourire.
— Docteur, l’homme est mort.
13
Diane patientait maintenant au second étage du bâtiment Lavoisier. D’après les panneaux, elle se trouvait dans les couloirs du service de recherche en génétique. Pourquoi l’avait-on emmenée ici ? Pourquoi en génétique ? Mystère. Elle se tenait debout contre le mur, appuyée sur ses mains croisées, et ne cessait d’osciller entre des bouffées d’allégresse, liées à la rémission de son fils, et des gouffres de stupeur, provoqués par la mort de van Kaen. Il était cinq heures trente du matin et personne ne lui avait encore rien dit. Pas la moindre information sur les circonstances de sa disparition. Pas le moindre mot sur la manière dont on avait découvert le corps.
— Diane Thiberge ?
Elle se tourna vers la voix. L’homme qui s’approchait dépassait allégrement le mètre quatre-vingt-cinq. Elle songea au géant allemand. Il était assez agréable, finalement, d’être entourée par des gens de sa taille. Le nouvel arrivant ajouta aussitôt :
— Patrick Langlois, lieutenant de police.
Il devait avoir une quarantaine d’années. Un visage sec, raviné, pas rasé. Entièrement vêtu de noir — manteau, veste, pull ras du cou et jean. Ses cheveux et sa barbe naissante étaient d’un gris hirsute — de la véritable paille de fer. Si on ajoutait les bordures rouges de ses yeux, on obtenait une sorte de tableau aux couleurs glacées. Un Mondrian — noir-gris-rouge —, articulé en une seule silhouette efflanquée et un sourire de malice.
Il ajouta : « Brigade criminelle. » Diane tressaillit. Le flic leva une main, en signe d’apaisement.
— Pas de panique. Je suis là par erreur.
Diane aurait voulu maintenir le silence, démontrer qu’elle contrôlait la situation mais elle demanda, malgré elle :
— Qu’appelez-vous : « par erreur » ?
— Ecoutez. (Il ajusta ses deux paumes l’une contre l’autre, comme pour une prière.) On va procéder dans l’ordre, d’accord ? Vous allez d’abord m’expliquer ce qui s’est exactement passé cette nuit.
En quelques phrases, Diane résuma les dernières heures qu’elle venait de vivre. Le flic notait ses réponses sur un petit bloc à spirale, en tirant légèrement la langue de côté. L’expression paraissait si incongrue dans ce visage revêche qu’elle crut à une mimique volontaire, une grimace parodique. Mais la langue disparut dès qu’il eut fini d’écrire.
— C’est dingue, clama-t-il.
Sans lâcher son bloc, il se mit à imiter avec ses mains les deux plateaux d’une balance imaginaire et prit une voix de commandeur :
— D’un côté, la vie qui revient, de l’autre, la mort qui s’abat et…
Diane lui lança un coup d’œil stupéfait. Le policier eut un sourire éclatant, comme si la joie n’attendait qu’une occasion pour bondir sous ses traits.
— Je devrais peut-être arrêter les grandes phrases…
— Avec moi, en tout cas.
Langlois joua des épaules dans son manteau.
— Très bien. Alors disons simplement que je suis très heureux pour votre enfant.
— Vous pouvez m’expliquer comment van Kaen a été découvert ?
Il parut hésiter. Il fourragea dans ses cheveux hérissés, regarda des deux côtés du couloir, puis ordonna, en se dirigeant vers l’ascenseur :
— Venez avec moi.
Ils sortirent dans la fraîcheur de l’aube, contournèrent le bâtiment et se dirigèrent vers le bloc suivant. La petite ville de Necker commençait à s’animer. Diane remarqua de grands camions, stationnés dans l’allée centrale, qui déversaient d’immenses chariots où étaient empilés des centaines de plateaux-repas coiffés d’inox. Elle n’aurait pas cru que l’hôpital fit livrer ses repas de l’extérieur.
Le lieutenant se dirigeait vers un nouvel édifice. Seules les fenêtres du sous-sol étaient éclairées. Ils pénétrèrent par la porte principale et croisèrent plusieurs policiers en uniforme. Les habituels effluves chimiques étaient remplacés ici par une odeur de nourriture. Langlois commenta :
— Les cuisines de l’hôpital.
Il désigna une porte entrouverte et s’y engouffra. Diane lui emboîta le pas. Ils descendirent un escalier étroit et atteignirent une vaste salle en sous-sol, aux murs peints en bleu. Des chaînes de conditionnement se déployaient de part et d’autre de l’espace désert. Le policier attaqua sans cesser d’avancer :
— Pour l’instant, voilà ce qu’on peut imaginer. Aux environs de vingt-trois heures trente, l’homme qui se fait appeler van Kaen vous raccompagne sur le seuil du bâtiment de neurochirurgie. Ensuite il fait le tour, traverse la cour et se glisse ici, dans les cuisines. A cette heure, il n’y a pas grand monde. Personne ne le remarque.
Langlois continuait à marcher. D’un geste large, il écarta un rideau de lames en plastique.
— Il dépasse cette salle…
Les murs de ciment étaient cette fois de teinte orange. Des fours imposants, surmontés de hottes surdimensionnées, décochaient des miroitements d’argent. L’homme balaya un nouveau rideau.
— … et accède aux salles frigorifiques.
Un couloir de couleur verte s’ouvrit, ponctué de portes chromées. Le froid s’intensifiait. Au plafond, les néons ressemblaient à des stalactites horizontales. L’atmosphère nue et colorée du lieu évoquait un jeu de cubes qui aurait eu des dimensions de bunker.
L’enquêteur stoppa devant l’une des parois, montée sur un rail de fer latéral. Au-dessus, à droite, était inscrite la mention : 4e GAMME. Deux flics, en parka réglementaire, montaient la garde. Des frises de cristaux mordaient les bords de leur casquette. La confusion de Diane ne cessait de s’accroître. D’un geste, Langlois fit ôter le ruban jaune qui barrait la porte de métal.