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Diane sortit son dossier, réduit à l’essentiel. Térésa demanda, d’un ton de suspicion :

— Vous n’êtes pas venue avec votre mari ?

— Je ne suis pas mariée.

Le visage se tendit. La femme observait la boucle d’or dans la narine.

— Quel âge avez-vous ?

— Je vais avoir trente ans.

— Vous êtes stérile ?

— Je ne pense pas.

Térésa feuilleta le dossier. Elle grommela : « Je ne sais pas ce qu’ils foutent à Paris… » Puis elle dit plus fortement, en plantant son regard dans celui de Diane :

— Vous n’avez vraiment pas le profil, mademoiselle. Vous êtes jeune, belle, célibataire. Qu’est-ce que vous faites ici ?

Diane se redressa, électrique. Sa voix était enrouée — elle n’avait pas parlé depuis deux jours :

— Madame, pour arriver jusqu’à vous, ça m’a pris presque deux ans. J’ai dû remplir un tas de paperasses, subir des interrogatoires. On a fouillé mon passé, mes revenus, ma vie intime. J’ai dû subir des examens médicaux, des tests psychologiques. J’ai dû prendre de nouvelles assurances, venir déjà deux fois à Bangkok, dépenser des fortunes. Aujourd’hui, mon dossier est parfaitement en règle, parfaitement légal. Je viens de parcourir douze mille bornes et je reprends mon boulot après-demain. Alors, s’il vous plaît, est-ce qu’on peut aller à l’essentiel ?

Le silence s’étira, brûlant, dans la pièce de ciment brut. Soudain, un bref sourire brisa les rides de la vieille femme :

— Suivez-moi.

Elles traversèrent une salle surplombée de ventilateurs. Des voilages oscillaient le long des fenêtres et une odeur de phénol planait, comme portée par des ondes de fièvre. Parmi les allées de lits aux montants métalliques, des enfants de tous âges criaient, jouaient, couraient, pendant que des surveillantes tentaient de maîtriser la situation. L’énergie de l’enfance semblait lutter contre une atmosphère doucereuse de convalescence. Bientôt surgirent des détails effrayants. Des infirmités. Des atrophies. Des cicatrices. Le regard de Diane se heurta à un bébé sans pieds ni mains. Térésa Maxwell commenta :

— Il vient d’Inde du Sud, de l’autre côté des Andamans. Des fanatiques hindouistes l’ont mutilé, après avoir tué ses parents. Des musulmans.

Diane sentait sa nausée revenir. En même temps, une pensée absurde la traversa : comment cette femme pouvait-elle supporter un pull par cette chaleur ? Térésa reprit sa marche. Elles pénétrèrent dans une seconde salle. Des lits, toujours. Et aussi des ballons colorés qui traversaient l’espace. La femme désigna une grappe de jeunes filles, prostrées sur un seul lit :

— Des Karens. Leurs parents ont brûlé vifs, dans un camp de réfugiés, l’année dernière. Ils…

Diane lui serra le bras à se blanchir les jointures.

— Madame, souffla-t-elle, je veux le voir. Maintenant.

La directrice sourit, sans aucune gaieté :

— Mais il est là.

Diane tourna la tête et découvrit, dans un recoin de la salle, le combat de toute sa vie : un petit garçon isolé qui jouait avec des rubans de papier crépon. Elle le reconnut aussitôt — on lui avait envoyé des Polaroid. Ses épaules étaient si fluettes qu’on eût dit que le vent l’aidait à porter son tee-shirt. Son visage, beaucoup plus pâle que celui des autres, exprimait une concentration intense, tendue — presque trop nerveuse.

Térésa Maxwell croisa les bras.

— Il doit avoir environ six ou sept ans. Comment savoir ? On ignore tout de lui : son origine, son histoire. Sans doute le rescapé d’un camp. Ou le rejeton d’une prostituée. On l’a trouvé à Ra-Nong, parmi la horde ordinaire des mendiants. Il baragouine un charabia que personne ne comprend ici. On a fini par attraper deux syllabes, toujours les mêmes, « Lu » et « Sian ». On l’a surnommé « Lu-Sian ».

Diane tenta de sourire, mais ses lèvres restèrent pétrifiées. Elle avait oublié la chaleur, les ventilateurs, ses nausées. Elle écarta les ballons qui voletaient toujours, s’agenouilla près de l’enfant et demeura là, à l’admirer. Elle murmura :

— Lu-Sian, hein ? Alors on t’appellera Lucien.

2

Diane Thiberge avait été une petite fille comme les autres.

Une enfant passionnée qui, à toute chose, s’appliquait, se concentrait, s’adonnait avec ferveur. Lorsqu’elle jouait, le front penché, c’était avec un tel air de gravité que les adultes hésitaient à la déranger. Lorsqu’elle regardait la télévision, c’était avec une telle concentration qu’on eût dit qu’elle cherchait à s’enfoncer les images au fond des yeux. Même son sommeil ressemblait à un acte de volonté, à un engagement de toute sa personne, comme si elle s’était juré de jaillir au matin, des replis de sa couette, plus vive et étincelante que jamais.

Diane grandissait avec confiance. Elle se laissait bercer par les histoires qu’on murmure aux enfants quand vient le soir. Elle regardait son avenir à travers les filtres, colorés et trompeurs, des dessins animés, des livres pastel, des théâtres de marionnettes. Son cœur était empli de plumes et ses pensées cristallisaient, à la manière d’une neige d’avril, autour de certitudes heureuses. Elle savait qu’il y aurait toujours un prince pour l’emporter, une marraine pour la revêtir de lumière lorsque sonnerait l’heure du bal. Tout était écrit, quelque part. Il suffisait d’attendre.

Alors Diane attendit.

Mais ce furent d’autres forces qui vinrent la ravir.

A douze ans, elle sentit monter en elle des désirs étranges. Elle éprouva l’impression que son corps se dilatait, s’emplissait de confusion. Elle n’éprouvait plus d’aspirations légères, mais des pulsions sombres, angoissantes, qui creusaient dans sa poitrine une douleur mystérieuse. Elle en parla à ses amies. Les filles ricanèrent, haussèrent les épaules, mais Diane comprit qu’elles éprouvaient exactement les mêmes sensations. Simplement, elles avaient choisi de se planquer derrière leurs tentatives incertaines de maquillage ou la fumée de leurs premières cigarettes. De telles stratégies ne convenaient pas à Diane. L’adolescente voulait regarder la réalité en face, quelle qu’elle fût.

D’ailleurs, une lucidité implacable s’emparait d’elle. Elle se sentait maintenant capable de démasquer, instantanément, les mensonges, les compromis des personnes qui l’entouraient. L’univers des adultes s’écroulait de son piédestal. Les hommes et les femmes qu’on lui avait toujours désignés comme des modèles lui apparaissaient comme des êtres de compromis, veules, hypocrites, insidieux.

A commencer par sa mère.

Un matin, Diane décréta que la femme avec qui elle vivait seule depuis sa naissance ne l’aimait pas, ne l’avait jamais aimée. Sybille Thiberge avait beau dire, beau faire, l’adolescente ne croyait plus en son manège de mère modèle. Au contraire : elle s’en méfiait de plus en plus. Trop blonde. Trop belle. Trop sensuelle. Diane se repassait les petits détails qui constituaient à ses yeux les indices de sa nature artificielle, totalement tournée sur elle-même et ses pouvoirs de séduction. Cette façon de minauder dès qu’un homme la flattait d’un peu trop près. Cette manière de rire extravagante dès qu’un mâle rôdait aux alentours. Tout était bidon, calculé, affecté chez sa mère. Elle n’était qu’un bloc de mensonge — et leur vie commune, une imposture.

Elle en eut la preuve quand survint l’accident, en juin 1983, alors que Diane rentrait, seule, du mariage d’Isabelle Ybert, sa marraine. Sybille avait préféré partir de son côté, au bras d’un nouvel amant. « L’accident ». Le terme ne convenait pas, mais c’était ainsi que Diane désignait mentalement ce qui lui était arrivé dans les ruelles de Nogent-sur-Marne. Même aujourd’hui, elle refusait de s’en souvenir. C’était juste un éclat de temps où brillaient des feuillages de saules, des lumières lointaines, et où on entendait, tout proche, le souffle d’une cagoule… Et lorsqu’elle finissait par douter de la réalité même de l’événement, il lui suffisait de palper les fines cicatrices qui gonflaient sa peau sous ses poils pubiens.