Ils franchirent la haute grille de la rue Auguste-Comte puis pénétrèrent dans les jardins de l’Observatoire. Serré de près par les immeubles, abrité par les feuillages, ce parc semblait recroquevillé dans l’ombre et le froid.
— En vérité, dit le flic après quelques secondes, il y a une question qui m’intéresse tout autant que le meurtre lui-même, c’est pourquoi cet homme est venu soigner votre fils.
Diane tressaillit.
— Vous établissez un lien entre le meurtre et Lucien ?
— Qu’est-ce que vous allez chercher ? Son intervention fait partie de l’énigme… Et elle peut nous aider à mieux cerner le personnage.
— Je ne vois pas comment.
Langlois adopta un ton raisonneur :
— Voilà un médecin réputé, une référence dans son pays, qui lâche brutalement son service, se précipite à l’aéroport de Berlin pour prendre le premier vol pour Paris — on a pu reconstituer précisément chaque étape de son voyage. Arrivé à Roissy, il file à Necker, se fabrique un faux badge, pique des clés, prend la peine d’appeler les infirmières à l’étage du docteur Daguerre pour mieux se glisser dans l’unité de réanimation…
Elle se souvenait de l’atmosphère silencieuse du couloir : van Kaen avait donc pris toutes les précautions. Le lieutenant poursuivait :
— Tout ça pour quoi ? Pour appliquer sa mystérieuse technique sur Lucien, en toute urgence. C’est l’histoire d’un sauvetage, Diane. Et ce sauvetage était entièrement focalisé sur votre petit garçon.
Elle écoutait en silence. Les questions de Langlois relayaient ses propres interrogations. Pourquoi cet Allemand s’était-il intéressé à Lucien ? Qui l’avait prévenu de son état critique ? Avait-il été aidé au sein de l’hôpital ? Le lieutenant demanda, comme s’il avait suivi mentalement les pensées de Diane :
— Ça ne peut pas être quelqu’un de votre entourage qui l’a contacté, non ?
Elle nia aussitôt de la tête. Le policier l’enveloppa d’un regard d’approbation. Elle supposa qu’il avait déjà vérifié par lui-même. Il reprit, en ouvrant la porte du troisième jardin :
— On interroge le personnel de Necker. Les toubibs, les infirmières. Quelqu’un le connaissait peut-être. Personnellement, ou simplement de réputation. De leur côté, les flics allemands vérifient tous ses appels, tous ses messages. Une chose est sûre : il a été prévenu juste après la dernière crise de Lucien, quand les toubibs français ont baissé les bras.
Ils marchaient toujours sous l’ombre impassible des arbres. Le petit crissement des cailloux sous leurs chaussures scandait leurs pas. Diane demanda :
— Et sur la technique du crime, vous avez du nouveau ?
— Non. L’autopsie, la vraie, a confirmé les données de notre plongée virtuelle. La violence du meurtre est stupéfiante. On dirait un acte… sacrificiel, un truc de ce genre. Nous avons vérifié s’il existait des antécédents en France. Aucun, bien sûr. Sinon, pas un indice, pas une trace, rien. La seule chose que l’autopsie ait révélée de nouveau, c’est que van Kaen souffrait d’un mal curieux.
— Lequel ?
— Une atrophie de l’estomac, qui l’obligeait à ruminer ses aliments avant de les avaler complètement. C’est ainsi que s’expliquent les traces sur les murs, dans la salle frigorifique. Quand van Kaen a été agressé, il a expectoré tous les fruits rouges qu’il tenait dans son œsophage.
Il semblait à Diane que les paroles de Langlois pénétraient directement en elle, sous sa chair, tels d’infimes cristaux de peur. Une réalité occulte s’insinuait dans son être, prenant peu à peu la forme d’un pur cauchemar.
Ils venaient d’accéder à la fontaine de l’Observatoire : huit chevaux de pierre se cabraient sous les cascades furieuses. A chaque fois qu’elle parvenait ici, alors que les arbres s’ouvraient au vent et que l’air se chargeait de gouttelettes d’eau, Diane éprouvait la même tristesse et le même vide. Mais, aujourd’hui, la sensation avait une puissance particulière.
Langlois s’approcha d’elle pour couvrir le bruissement de la fontaine.
— Diane, j’ai une dernière question : votre fils adoptif pourrait-il être d’origine vietnamienne ?
Elle se tourna lentement vers lui et l’aperçut, comme de très loin, à travers le voile de ses larmes. Elle n’était pas déçue ni même choquée. Elle découvrait simplement la raison de cette promenade matinale. Elle ne répondit pas aussitôt. Langlois parut s’irriter contre ce silence et, peut-être, contre sa propre question. Il prononça, d’un ton plus fort :
— Van Kaen a passé dix ans au Viêt-nam. Je ne peux pas écarter cette possibilité ! Lucien appartient peut-être à une famille qu’il a connue, je ne sais pas, moi.
Elle était désormais de glace. Il répéta d’une voix autoritaire :
— Répondez, Diane. Lucien pourrait-il être d’origine vietnamienne ?
Elle scruta de nouveau les chevaux ruisselants. Les gouttes lui piquaient le visage, la fine bruine se plaquait sur ses lunettes.
— Je n’en sais rien. Tout est possible.
La voix du policier baissa d’intensité :
— Vous pourriez vous renseigner ? Interroger les gens de l’orphelinat ?
Diane tendit plus loin son regard. Au-delà du boulevard Port-Royal, le ciel orageux déployait ses cortèges monotones. Elle se prit à regretter les nuages de la mousson qui décochaient dans sa mémoire de véritables flammes de mercure.
— Je vais téléphoner, dit-elle enfin. Je vais chercher. Je vous aiderai.
16
Sur le chemin du retour, Diane s’abandonna aux suppositions les plus fantasques. Boulevard Port-Royal, elle se convainquit que Lucien était bien d’origine vietnamienne. Rue Barbusse, elle décréta qu’il n’était pas un enfant anonyme. Rolf van Kaen avait connu sa famille. D’une mystérieuse façon, le petit garçon avait été abandonné et, d’une façon plus mystérieuse encore, le médecin allemand avait été averti de sa présence en France. Rue Saint Jacques, elle imagina que l’enfant était le fils caché d’une personnalité importante, qui avait contacté l’acupuncteur en urgence. Le code de son immeuble la stoppa net dans ses délires.
Elle retrouva son calme dans l’appartement. Les sensations familières, distillées par son petit trois pièces, l’apaisèrent. Elle prit le temps de contempler les murs blancs, le parquet d’acajou, les longs rideaux immaculés qui semblaient garder en mémoire le soleil, les jours de pluie. Elle respira longuement l’odeur de la cire et les effluves javellisés qui planaient ici depuis qu’elle avait rangé à fond sa maison. Le lendemain de la nuit miraculeuse, Diane avait en effet tout nettoyé, effaçant la moindre trace qui aurait pu lui rappeler le chagrin et l’abandon des deux dernières semaines. Cette odeur de propre la rasséréna et la conforta dans sa résolution.
Elle consulta sa montre et calcula le décalage horaire avec la Thaïlande. Midi à Paris. Dix-sept heures à Ra-Nong. Elle sortit son dossier « Adoption » puis s’installa dans sa chambre, assise par terre, calée contre son lit. Pour lutter contre l’émotion, elle focalisa sa respiration très bas dans son corps, à quelques centimètres au-dessus du nombril — une technique classique de décontraction, utilisée dans le wing-chun. Lorsque l’air se fut dissous dans son sang et convergea vers ce point mystérieux, lorsque le calme l’emplit à la manière d’un grand vide apaisant, elle sut qu’elle était prête.
Elle décrocha le combiné et composa le numéro de l’orphelinat de la fondation Boria-Mundi. Après quelques sonneries tremblotantes, une voix nasillarde lui répondit. Diane demanda à parler à Térésa Maxwell. Elle attendit deux bonnes minutes puis un « allô » retentit, claquant comme une porte sur des doigts. Diane demanda, plus fort qu’elle n’aurait voulu :