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— Madame Maxwell ?

— C’est moi. Qui est à l’appareil ?

La liaison était mauvaise. La voix de la directrice plus mauvaise encore.

— Je suis Diane Thiberge, attaqua-t-elle. Nous nous sommes vues il y a environ un mois. Je suis venue dans votre centre le 4 septembre. Je suis la personne qui…

— La boucle d’or ?

— C’est ça.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Il y a un problème ?

Diane se souvenait du visage débonnaire et des yeux inquisiteurs. Elle mentit sans hésiter :

— Non, pas du tout.

— Comment va l’enfant ?

— Très bien.

— Vous m’appelez pour me donner des nouvelles ?

— Oui… Enfin, pas tout à fait. Je voulais vous poser quelques questions.

Seules les interférences résonnaient à l’autre bout de la ligne. Elle poursuivit :

— Quand nous nous sommes rencontrées, vous m’avez dit que vous ne saviez pas d’où venait l’enfant.

— C’est exact.

— Vous ne connaissez pas sa famille ?

— Non.

— Vous n’avez même jamais aperçu sa mère ?

— Non.

— Et vous n’avez aucune idée de son ethnie d’origine ? Ou de la raison de son abandon ?

Après chaque interrogation, Térésa Maxwell ménageait un bref silence, chargé d’hostilité. Elle demanda à son tour :

— Pourquoi ces questions ?

— Mais… je suis sa mère adoptive. J’ai le droit de savoir, pour mieux comprendre mon fils.

— Il y a un problème. Vous ne me dites pas tout.

Diane revit le petit être pansé, bardé de machines, de tubes à perfusion. La gorge nouée, elle trouva la force de dire :

— Je ne vous cache rien ! Je veux juste en savoir un peu plus long sur mon petit garçon et…

Térésa Maxwell soupira et reprit, légèrement moins agressive :

— Je vous ai tout dit lors de notre première rencontre. Des gosses errent dans les rues de Ra-Nong, sans parents, sans soins. Lorsque l’un d’eux est vraiment mal en point, nous le récupérons, c’est tout. Lu-Sian était un de ceux-là.

— Qu’est-ce qu’il avait ?

— Il souffrait de déshydratation. Et de malnutrition.

— Quand je suis venue le chercher, depuis combien de temps le gardiez-vous à l’orphelinat ?

— Deux mois environ.

— Et vous n’avez rien appris d’autre sur lui ?

— Nous ne menons pas d’enquêtes.

— Il n’a jamais reçu de visite ?

Les interférences revinrent en force. Diane eut l’impression qu’on l’arrachait à son interlocutrice, qu’on lui ôtait toute possibilité d’obtenir des informations. Mais la voix grinça de nouveau :

— Méfiez-vous, Diane.

Elle tressaillit. La voix semblait plus proche tout à coup. Elle balbutia :

— De… de quoi ?

— De vous-même, souffla la directrice. Méfiez-vous de ce désir d’en savoir plus, de cette tentation d’enquêter sur Lu-Sian. Ce gamin est désormais votre enfant. Vous êtes sa seule origine. Ne remontez pas au-delà.

— Mais… pourquoi ?

— Ça ne vous mènera nulle part. C’est une vraie maladie chez les parents adoptifs. Il y a toujours un moment où vous voulez savoir, où vous cherchez, vous furetez. Comme si vous vouliez rattraper ce temps mystérieux qui ne vous a pas appartenu. Mais ces enfants ont un passé, vous n’y pouvez rien. C’est leur part d’ombre.

Diane ne pouvait rien ajouter. Sa gorge était trop sèche. Térésa reprit :

— Vous savez ce qu’est un palimpseste ?

— Euh… oui… je crois.

Térésa expliqua pourtant :

— Ce sont ces parchemins de l’Antiquité que les moines du Moyen Age grattaient pour y inscrire d’autres textes. Ces documents étaient recouverts par de nouveaux écrits mais ils portaient toujours, dans leur épaisseur, le message ancien. Un enfant adopté reproduit la même situation. Vous allez l’élever, lui enseigner un tas de choses, lui imprimer votre culture, votre personnalité… Mais, en dessous, il y aura toujours un autre manuscrit. L’enfant possédera toujours ses propres origines. L’héritage génétique de ses parents, de son pays. Les quelques années vécues dans son milieu d’origine… Il faut que vous appreniez à vivre avec ce mystère. Respectez-le. C’est la seule façon d’aimer vraiment votre fils.

La voix rêche de Térésa s’était teintée de douceur. Diane imaginait l’orphelinat. Elle sentait ses parfums, sa chaleur, son atmosphère de convalescence. La directrice disait vrai. Mais elle ignorait tout du véritable contexte. Diane devait obtenir des réponses précises à ses questions :

— Dites-moi seulement une chose, conclut-elle. Selon vous, Lucien… enfin, Lu-Sian pourrait-il être vietnamien ?

— Vietnamien ? Grand Dieu : pourquoi vietnamien ?

— Eh bien… Le Viêt-nam n’est pas si loin et…

— Non. C’est impossible. D’ailleurs, je parle cette langue. Le dialecte de Lu-Sian n’avait rien à voir.

Diane murmura :

— Je vous remercie. Je… je vous rappellerai.

Elle raccrocha et laissa résonner en elle, comme dans une nef glacée, les paroles de la directrice.

C’est alors qu’un souvenir lointain lui traversa l’esprit.

C’était en Espagne, à l’occasion d’une mission de repérage, dans les Asturies. A l’un de ses moments perdus, Diane avait visité un monastère. Une bâtisse brutale et grise, qui vivait encore à l’heure des méditations et des murmures de pierre. Dans la bibliothèque, elle avait découvert un objet qui l’avait fascinée. Derrière une vitrine, un parchemin était suspendu à des filins d’acier. Son aspect rugueux et rosâtre lui conférait un caractère organique, presque vivant. L’écriture gothique y défilait en lignes serrées, appliquées, accordant parfois un espace pour une délicate enluminure.

Mais le fait captivant était ailleurs.

A intervalles réguliers, un néon de lumière ultraviolette s’allumait en surplomb, faisant apparaître, sous les lettres noires, une autre écriture, fluide et sanguine. Les traces d’un texte antérieur, datant de l’Antiquité. Comme une empreinte laissée dans la chair même du parchemin.

Diane comprenait maintenant : si son enfant était un palimpseste, si son passé était une sorte de texte à demi effacé, alors elle en possédait des bribes. Lu. Sian. Et les quelques autres mots qu’il n’avait cessé de répéter durant les trois semaines où il avait vécu près d’elle, à Paris. Ces mots que Térésa Maxwell ne comprenait pas.

17

L’un des bureaux de l’Institut national des langues et civilisations orientales était situé rue de Lille, juste derrière le musée d’Orsay. C’était un vaste édifice, sombre et autoritaire, marqué par cette majesté qui caractérisait, aux yeux de Diane, les beaux immeubles du septième arrondissement.

Elle traversa le hall de marbre puis se faufila parmi le dédale d’escaliers et de salles de classe. Au premier étage, elle repéra le bureau des langues du Sud-Est asiatique. Elle expliqua sommairement à une secrétaire qu’elle était journaliste et qu’elle préparait un reportage sur les ethnies du Triangle d’Or. Etait-il possible de rencontrer Isabelle Condroyer ? Elle avait trouvé ce nom dans le volume de la Pléiade consacré à l’ethnologie : la scientifique paraissait la meilleure spécialiste des peuples de ces régions.