La secrétaire lui répondit d’un sourire. Diane avait de la chance : Mme Condroyer achevait justement un cours magistral, ici même. Elle n’avait qu’à l’attendre dans la salle 138, au rez-de-chaussée : on allait prévenir le professeur.
Diane descendit aussitôt dans la classe. C’était une pièce minuscule, située à l’entresol, dont les soupiraux en verre feuilleté s’ouvraient à ras de terre sur une cour intérieure. Les petites tables au coude à coude, le tableau noir, l’odeur de bois verni rappelèrent à Diane le temps de ses études. Elle s’assit au fond de la salle, mue par un ancien réflexe d’élève solitaire, puis s’immergea, presque malgré elle, dans les souvenirs de faculté.
Lorsqu’elle évoquait cette période de sa vie, elle ne songeait pas aux heures passées en classe, mais plutôt, déjà, aux missions qui avaient jalonné ses dernières années de doctorat. Elle n’avait jamais été une élève studieuse. Pas plus qu’elle n’avait été un esprit féru d’analyse et de théorie. Diane se passionnait exclusivement pour le travail de terrain. Morphologie fonctionnelle. Auto-écologie. Topographie des espaces vitaux. Dynamique des populations… Ces termes et ces disciplines n’avaient joué pour elle que le rôle de prétextes afin de partir — de guetter, d’observer, d’appréhender la vie sauvage.
Depuis son premier voyage, Diane menait une unique quête : comprendre la barbarie de la chasse, la violence des prédateurs. Elle vivait dans l’obsession de cette énigme, qui se résumait au claquement d’une mâchoire sur de la chair vive. Mais peut-être n’y avait-il rien à comprendre — seulement à éprouver. Lorsqu’elle observait les grands fauves aux aguets, tapis dans la broussaille, immobiles au point de faire corps avec la végétation, au point de se creuser, de s’encastrer dans la texture même de l’instant, Diane éprouvait cette certitude : un jour, à force de concentration, elle deviendrait ce fauve, cet affût, cet instant. Il n’était plus question de comprendre l’instinct animal. Il fallait se glisser à l’intérieur. Devenir cette pulsion aveugle, ce mouvement de destruction qui ne connaissait d’autre logique que lui-même…
La porte s’ouvrit tout à coup. Isabelle Condroyer portait des pommettes hautes comme on porte des talons aiguilles. Sous des cheveux châtains coupés court, ses yeux étaient légèrement bridés mais ses iris étaient d’un vert thé. De véritables amandes, encore toutes fraîches, sur leurs frondaisons. Une goutte d’élixir asiatique s’était diluée dans le sang de cette femme pour lui donner non pas un charme de poupée exotique, mais plutôt une dureté de montagne, une rugosité d’altitude. Diane se leva. La scientifique déclara aussitôt :
— Ma secrétaire m’a dit que vous étiez reporter. Pour quel journal ?
Diane remarqua que l’ethnologue portait un chemisier rouge trop étroit. Le tissu s’évasait en petites chatières indiscrètes. Elle s’efforça de sourire.
— C’est-à-dire… J’ai surtout dit ça pour vous rencontrer.
— Pardon ?
— J’ai besoin d’un renseignement. Un renseignement très urgent…
— Vous plaisantez ? Vous vous figurez que je n’ai que ça à faire ?
Un bref instant, Diane eut envie de lui répondre sur le même ton, mais elle se ravisa. Une technique de combat consistait à utiliser l’élan de l’adversaire à son encontre. Elle choisit de jouer la corde sensible pour faire retomber l’agressivité de la femme.
— Je viens d’adopter un enfant, expliqua-t-elle. En Thaïlande, aux environs de Ra-Nong. Vous connaissez sans doute cette région. L’enfant est âgé de six ou sept ans.
— Et alors ?
— Il prononce quelques bribes de phrases. Je voudrais savoir quelle langue il parle, quel est son dialecte d’origine.
L’ethnologue posa son cartable sur le bureau qui faisait face aux tables de classe. Elle croisa les bras. Les ouvertures de son chemisier s’élargirent plus nettement sur l’éclat du soutien-gorge. Diane poursuivit, imperturbable :
— Nous venons d’avoir un accident de voiture. L’enfant a failli mourir. Il est encore inconscient mais les médecins pensent qu’il va se réveiller.
La femme observait Diane avec une nouvelle expression. Elle semblait se demander si elle était tombée sur une folle ou si, au contraire, une telle histoire pouvait s’inventer. Le mensonge, clair et précis, prenait forme dans l’esprit de Diane.
— Voilà ce qui se passe. Les médecins pensent qu’il serait bon, quand l’enfant reprendra connaissance, qu’on lui parle sa langue natale. Il n’est à Paris que depuis quelques semaines, vous comprenez ?
Cela sonnait si juste qu’elle se demanda soudain si elle ne prononçait pas là une vérité, quelque chose dont il faudrait réellement se préoccuper. Le ton du professeur s’atténua :
— Votre histoire est… Enfin… Dans quel état est-il ?
— Il y a quelques jours, il paraissait condamné. Mais, aujourd’hui, les médecins sont optimistes. Plusieurs signes tendent à démontrer qu’il va sortir du coma. Reste le problème des séquelles.
Isabelle Condroyer s’assit. Son visage était toujours aussi dur, mais ce n’était plus de l’hostilité. Plutôt de la gravité. Elle souffla :
— Mais s’il ne parle pas, comment voulez-vous que je…
— Il répétait toujours les mêmes mots. Deux syllabes, surtout. Lu-Sian…
— Vous n’avez aucune autre information sur son origine ethnique ?
— Aucune. Seulement ces syllabes.
L’ethnologue regarda longuement son interlocutrice. Diane portait une redingote cintrée couleur écru, des blocs de quartz en guise de collier, une aiguille d’argent pour maintenir sa tignasse en chignon. Le professeur dit enfin, de nouveau docte et froide :
— Savez-vous combien il existe de langues et de dialectes parlés dans la région des Andamans ?
— Pas exactement.
— Plus de douze.
— Je vous parle d’une région très réduite. Un point sur la carte. L’orphelinat est à Ra-Nong et…
— Avec les mouvements nés des conflits birmans, des guerres de la drogue, les migrations venues du Triangle d’Or et des Indes, cela porte le chiffre des idiomes à une vingtaine. Peut-être même une trentaine.
— Encore une fois, je ne possède que ces deux syllabes. Mais vous devez bien connaître des spécialistes pour chaque dialecte. Je peux…
Le ton de la scientifique se teinta d’exaspération :
— Quelques vocables ne peuvent pas nous servir ! Surtout pas répétés par vous. Rien que dans la langue thaïe, le même mot peut avoir plusieurs significations différentes, selon que l’accent est placé sur telle ou telle syllabe, selon que le mot lui-même se situe en début ou en fin de phrase…
Dehors, le crépuscule était à l’œuvre. La fenêtre de verre feuilleté brillait d’un rouge ardent. La colère de la femme semblait avoir irradié le verre. Elle conclut d’une manière abrupte :
— Je suis désolée. Sans la prononciation, votre requête est absurde. Je ne peux rien pour vous.
Diane afficha un large sourire.
— J’étais sûre que vous diriez ça.
Elle sortit de son sac un magnétophone rouge vif. L’instrument de karaoké sur lequel Lucien enregistrait ses propres chansons. Diane savait qu’il était impossible d’identifier un dialecte sans en entendre l’accent et la prononciation. Elle s’était alors souvenue de la voix conservée sur cette cassette.
Diane appuya sur la touche Play. Tout à coup, le timbre nasillard de Lucien s’éleva dans la salle. Ses syllabes saccadées, légèrement gutturales, se détachèrent comme des bulles d’enfance dans le silence du soir. Isabelle Condroyer paraissait sidérée.