Une nouvelle fois elle se repassa mentalement la séance de van Kaen dans ses moindres détails. Une phrase lui revint en mémoire. Une phrase à laquelle elle n’avait pas prêté attention dans la tourmente de la nuit, mais qui prenait ce soir une résonance singulière. Avant de la quitter, le médecin avait dit : « Cet enfant doit vivre, vous comprenez ? » Cette réflexion semblait alors seulement exprimer la détermination de l’acupuncteur. Mais elle pouvait aussi signifier que Lucien, pour une raison inconnue d’elle, devait survivre, coûte que coûte.
L’Allemand avait parlé en homme qui connaissait un secret — une réalité concernant l’enfant. Peut-être une origine exceptionnelle, comme Diane s’était plu à l’imaginer dans l’après-midi. Ou une particularité physiologique. Ou bien une mission, une œuvre que Lucien aurait à remplir lorsqu’il serait plus âgé…
La maladie des théories absurdes était en train de la reprendre. En même temps, elle entendait encore, comme un écho, l’intonation du médecin. Elle sentait l’extrême tension, l’angoisse voilée, qu’il s’était efforcé de cacher durant la séance. Ce docteur savait quelque chose. Lucien n’était pas un enfant comme un autre. Et Langlois, avec son flair de flic, l’avait perçu. Voilà pourquoi il s’intéressait tant à Lucien et à son origine.
Folie pour folie, Diane imagina une autre possibilité.
Une raison aussi impérieuse de sauver un enfant pouvait, aussi bien, constituer une raison de le détruire… Et si van Kaen avait été assassiné parce que, justement, il avait réveillé le petit garçon ?
Si une menace pesait sur Lucien ?
Elle s’arrêta net. Une ultime conviction venait de lui couper la respiration.
Et si cette menace s’était déjà exercée ?
Si l’accident du boulevard périphérique n’en était pas un ?
II
LES VEILLEURS
19
Lundi 11 octobre.
Diane arpentait les contreforts du mont Valérien, à Suresnes.
Elle avait traversé le cimetière américain, strié de croix blanches, puis sillonné les coteaux verdoyants qui surplombent le bois de Boulogne. Ce n’était pas sa route, mais elle avait dû se tromper quelque part, aux alentours du pont de Saint-Cloud. A bord de sa voiture de location, elle descendait maintenant la rue des Bas-Rogers et renouait avec la grisaille de la ville. Sous la pluie, elle retrouvait l’ennui monocorde de la banlieue, ses avenues mornes, ses petites rues frileuses. Un ennui à porter à dos d’homme.
Diane s’était lancée à fond dans son enquête. Elle avait mis à profit le week-end pour mener quelques recherches, mais c’était maintenant qu’elle allait pénétrer au cœur de ses interrogations. Elle passa sous un aqueduc de granit, contourna un rond-point qui annonçait fièrement l’entrée du quartier du Belvédère puis repéra, sur sa droite, la rue Gambetta. Surplombée par la voie ferrée, l’artère déployait une rangée de pavillons serrés, qui paraissaient devoir perdurer ainsi à travers les âges.
Le 58 était un immeuble de deux étages, sale et délabré, tapissé de briques et flanqué de balcons de fer noir. Diane se gara sans difficulté et pénétra à l’intérieur. Elle découvrit une entrée vétuste, des boîtes-aux-lettres crasseuses, un escalier badigeonné d’ombre. Même les remugles des poubelles s’accordaient avec le tableau — c’était une espèce d’amertume, bougonne et violente, tapie sous la cage de l’escalier, qui semblait résumer toute l’histoire de l’immeuble.
Elle manipula le commutateur et constata que la lumière ne venait pas — ne viendrait jamais. Elle s’approcha d’un panneau de carton moisi, portant la liste des locataires, et trouva, à la lueur du dehors, le nom qu’elle cherchait — le nom qu’elle était parvenue à extorquer à Patrick Langlois, en l’appelant chez lui la veille au soir.
Marches craquantes, rampe poisseuse : les sensations attendues se poursuivaient. Diane portait un long ciré de pluie, bleu pétrole, qui couinait à chacun de ses pas. Sur ses épaules perlaient des petites gouttes de pluie et la présence de ces éclats liquides la rassurait. Elle atteignit le deuxième étage et sonna à la porte de gauche.
Pas de réponse.
Elle sonna encore.
Une nouvelle minute passa. Diane s’apprêtait à rebrousser chemin quand un bruit de chasse d’eau retentit.
Enfin la porte s’ouvrit.
Un jeune homme se tenait sur le seuil. Il portait une veste de jogging à capuche, sans forme ni couleur. Dans l’ombre, Diane ne distinguait pas son visage. Tout juste pouvait-elle remarquer que le personnage était plus jeune que dans son souvenir. La trentaine, au plus. Plus maigre aussi. Son attention fut surtout captée par l’odeur de chanvre qui planait dans le sillage de la porte entrebâillée. Le gars était en pleine séance de défonce légère. D’où le bruit des toilettes. Elle demanda :
— Vous êtes bien Marc Vulovic ?
La gueule d’ombre ne bougea pas. Puis une voix nasale s’éleva :
— Qu’est-ce qu’y a ?
Diane tripota ses lunettes. Ce timbre d’enrhumé confirmait le pire — l’homme ne devait pas se défoncer qu’au cannabis.
— Je m’appelle Diane Thiberge.
Silence de l’homme. Elle ajouta :
— Vous voyez qui je suis, non ?
— Non.
— Je suis celle qui conduisait le 4 x 4, la nuit de l’accident.
Vulovic ne dit rien. Une minute passa. Ou seulement quelques secondes. Dans son état de nervosité, Diane n’était sûre de rien. Il ordonna :
— Entrez.
Diane traversa un vestibule étroit, tapissé de CD et de cassettes vidéo, puis découvrit une cuisine, sur la droite, revêtue de lino et de formica. D’un geste, l’homme l’incita à entrer.
Le jour terne s’épanchait à travers des voilages grisâtres. Un évier, un chauffe-eau : deux taches livides englouties sous de la vaisselle sale. Et l’odeur de drogue qui pétrissait l’atmosphère. Diane repéra une chaise dans l’axe de la fenêtre entrouverte. Elle s’assit rapidement, déclenchant un nouveau frétillement de reflets sur son ciré.
L’homme l’imita, choisissant un tabouret, de l’autre côté de la table. Il avait une gueule longue et sèche, qui jaillissait de sa capuche baissée comme un tubercule jaunâtre. Des cheveux blonds, coupés en queue de canard, et un bouc frisottant, qui ressemblait à des fibres de maïs. Il ne portait déjà plus de pansements. Seulement quelques croûtes brunes, sur le front et les arcades. Il marmonna, tête baissée :
— Je voulais venir à l’hôpital mais…
Il s’arrêta et releva le visage. Ses yeux verts ressemblaient à des petits hublots ouverts sur une mer glacée. Il demanda :
— Il est… Enfin, l’enfant… il est…
Diane comprit que personne ne lui avait donné de nouvelles. Elle souffla :
— Il va mieux. C’est inespéré mais il est en voie de rémission. Alors on le laisse de côté, okay ?
Vulovic hocha vaguement la tête, observant son interlocutrice avec indécision. Il avait le corps tordu, les épaules retroussées. Un drogué prisonnier de son mal intime. Il demanda :