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— Tu en as parlé aux flics ?

— Non. Je suis sûr de rien. Pourquoi on m’aurait fait ça ? Pourquoi on aurait organisé un truc pareil ?

Vulovic ne disait pas tout. Un noyau d’effroi, quelque part en lui, palpitait. Enfin il marmonna :

— Quand je repense à tout ça, je ne vois qu’une seule chose.

— Quoi ?

— Du vert.

— La couleur ?

— Du vert kaki. Comme… comme de la toile militaire.

Diane réfléchit. Elle ne savait comment utiliser cet indice, mais elle sentait qu’il constituait l’amorce d’une vérité. L’homme sanglotait, les mains serrées sur les tempes.

— Bon Dieu… Votre p’tit bonhomme, j’y pense chaque nuit… J’vous demande pardon. Putain, j’vous demande pardon !

Immobile, Diane dit simplement :

— Je n’ai rien à te pardonner.

— Je suis orthodoxe, continuait le mec. Je prie san Sava pour lui, je…

— Je te répète que je n’ai rien à te pardonner. Tu n’y es sans doute pour rien.

Le routier releva les yeux. Les larmes brouillaient son regard.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous dites ?

Diane murmura :

— Je ne sais pas ce que je dis. Pas encore.

20

En pleine matinée, le parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil n’offrait rien de particulier. Les bâtiments du stade Roland-Garros ressemblaient à l’enceinte d’une cité interdite. Quant au boulevard périphérique, il bourdonnait en contrebas sans qu’on puisse l’apercevoir du parapet. Pourtant, lorsque Diane se gara sur l’aire en fin de matinée, elle imagina aussitôt l’atmosphère trouble que revêtait le lieu quand la nuit tombait. Les chairs éclairées par les phares, les voitures en maraude, les habitacles des véhicules stationnés, en retrait, sombres et fermés sur les instincts libérés. Elle frissonna. Il lui semblait sentir ces désirs nocturnes, les voir planer, s’entrelacer le long de l’asphalte, telles des bêtes voûtées et menaçantes…

Elle ôta sa montre, la fixa à son volant, déclencha la fonction « chronomètre », puis redémarra. Elle remonta l’avenue et bifurqua à droite. Elle longea le square des Poètes puis les jardins des serres d’Auteuil avant d’atteindre la porte Molitor. Elle roulait à une vitesse raisonnable : la cadence d’un poids lourd en pleine nuit. Enfin elle accéda au boulevard périphérique et prit la direction Porte Maillot/Autoroute Rouen.

Deux minutes vingt s’étaient écoulées.

Diane accéléra, restant sur la file de droite. Par chance, le boulevard était fluide — aussi fluide que ce soir-là. Quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. C’était la première fois qu’elle roulait de nouveau sur le périphérique. Ses mains se vissèrent au volant : elle ne voulait pas céder au trouble.

Porte de Passy. Trois minutes dix. Elle accéléra encore. Cent kilomètres à l’heure. Le camion de Marc Vulovic ne pouvait excéder cette vitesse. Quatre minutes vingt. Elle s’engagea sous le tunnel de la porte de la Muette.

Elle se souvenait des cataractes de lumières, de ses pensées embrumées par le champagne.

De nouveau elle rejoignit l’air libre.

Sept cents mètres plus tard, elle franchit un nouveau tunnel.

Cinq minutes dix.

Lorsque Diane vit apparaître le dernier tunnel avant la porte Dauphine, elle sut qu’elle était en train de franchir une autre réalité. Et que sa propre culpabilité avait peut-être un secret à lui murmurer…

A cent mètres de l’antre de béton, elle ferma les yeux et braqua violemment vers l’extrême gauche. Elle entendit des crissements de pneus, des coups de klaxon. Elle rouvrit les yeux in extremis, pour freiner le long des glissières de métal qui séparaient les deux axes du périphérique.

D’un geste, elle stoppa son chronomètre.

Cinq minutes trente-sept secondes.

Elle se trouvait exactement sur les lieux de l’accident. Les rails de sécurité venaient d’être changés et les fissures dans la pierre, à l’entrée du tunnel, provoquées par la remorque du camion, étaient encore visibles.

Cinq minutes trente-sept secondes.

Telle était la première partie de la vérité.

Elle se glissa de nouveau dans la circulation et attendit la porte Maillot pour sortir du périphérique nord, traverser rapidement la place et réintégrer le trafic dans la direction opposée. Elle remonta ainsi jusqu’à la porte Molitor. Elle quitta une nouvelle fois l’artère et emprunta le boulevard Suchet. Elle ralentit aux abords du 72 — l’adresse de sa mère. Elle s’attendait à un nouveau malaise, un nouveau flux de souvenirs. Rien ne vint. Elle chercha à se rappeler où elle s’était garée ce soir-là. Le détail se précisa dans sa mémoire : avenue du Maréchal-Franchet-d’Espérey, le long de l’hippodrome d’Auteuil.

Elle s’achemina vers l’avenue, s’arrêta aux alentours de la zone dont elle se souvenait puis mit en marche le chronomètre. Elle emprunta aussitôt l’artère boisée jusqu’à tourner, un kilomètre plus loin, à droite, sur la place de la Porte-de-Passy. Exactement comme elle l’avait fait le soir fatidique. Elle s’engagea alors sur le boulevard périphérique.

Coup d’œil à sa montre : deux minutes trente-trois.

Diane adopta volontairement la vitesse moyenne de la Toyota Landcruiser. Cent vingt kilomètres à l’heure. Porte de la Muette. Quatre minutes.

Elle vit, au-dessus des contreforts du périphérique, les bâtiments longilignes de l’ambassade de la Fédération de Russie.

Quatre minutes cinquante.

Les édifices de la faculté de l’université Paris IX.

Cinq minutes dix…

Enfin l’entrée du tunnel fatal. Diane s’arrêta cette fois sur la droite, sur la bande d’arrêt d’urgence, après avoir déclenché ses feux de détresse. Sans fracas ni coups de frein. Pourtant, quand elle saisit le cadran de sa montre, sa main tremblait : cinq minutes trente-cinq.

Elle n’aurait pu imaginer synchronie plus pure. Que ce fût du parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil ou de l’avenue du Maréchal-Franchet-d’Espérey, il fallait cinq minutes trente-cinq pour se retrouver à l’exact point de l’accident. Il suffisait donc que Marc Vulovic, « programmé » d’une manière quelconque, démarrât au moment où Diane et son fils montaient dans leur propre voiture, pour que les deux véhicules se rencontrent à l’entrée du dernier tunnel avant la porte Dauphine.

Diane envisagea sérieusement l’hypothèse d’un piège. Un piège à base de sommeil, de pluie et de bahut lancé à pleine vitesse. Un tel guet-apens supposait une sentinelle au pied de l’immeuble du boulevard Suchet, guettant son départ, tandis qu’un autre homme, par l’hypnose ou une autre technique à définir, au même instant « déclenchait » Marc Vulovic. Il suffisait que les deux hommes soient reliés par liaison VHF — ou simplement par téléphone portable. Jusque-là, rien d’impossible.

Il y avait ensuite le problème de l’endormissement, qui devait survenir au moment précis où le 4 x 4 croisait la route du camion. Et c’était là, justement, que le traquenard paraissait concevable : si elle avait raison, les tueurs avaient pu calculer le point de croisement et préparer, dans cette zone, un signal qui provoquerait le sommeil du chauffeur…

Diane ferma les yeux. Elle entendait les sillons de fureur des voitures qui filaient sur le périphérique. Peut-être était-elle en plein délire, peut-être perdait-elle totalement son temps, mais elle savait maintenant qu’aux confins extrêmes de la raison une telle embuscade était envisageable.