Restait un détail sans lequel rien n’aurait été possible. Un détail qui, depuis le départ, ne collait pas. Diane déclencha son clignotant et s’insinua de nouveau dans la circulation.
Elle passa rapidement ses vitesses et prit la direction de la porte de Champerret.
21
— Si vous voulez emmerder quelqu’un, ma p’tite dame, va falloir attendre le chef.
Par-delà la vitre du bureau, Diane pouvait observer l’atelier de mécanique. Les murs étaient si noirs qu’ils semblaient absorber les lumières des plafonniers. Des instruments de fer claquaient au loin. Des vérins graisseux couinaient quelque part, comme des poumons torturés. Elle avait toujours éprouvé une obscure aversion pour les garages. Pour ces courants d’air qui glaçaient les os. Ces relents de graisse qui hantaient les narines. Ces mains maculées qui manipulaient des objets coupants et froids. Des lieux si durs, si sombres, qu’on ne s’y lavait plus les mains à l’eau, mais au sable.
Derrière son comptoir, le gros type en bleu de chauffe répéta son leitmotiv :
— Les autorisations, c’est pas mon rayon. Faut voir le chef.
— Quand revient-il ?
— Parti déjeuner. Y s’ra là dans une heure.
Diane simula une intense contrariété. En fait, elle avait soigneusement attendu midi pour venir ici, dans l’espoir de tomber sur un sous-fifre dans le genre de celui auquel elle s’adressait. C’était sa seule chance d’approcher sa propre voiture, dont la contre-expertise n’avait pas encore été effectuée. Elle soupira :
— Ecoutez. Mon fils est à l’hôpital. Gravement blessé. Je dois absolument retourner le voir mais, avant ça, je dois récupérer un certificat technique dans ma voiture !
Le mécanicien battait des pieds. Il paraissait ne pas savoir comment se dépêtrer de la situation.
— Désolé. Tant que l’expert est pas venu, personne ne peut entrer dans la bagnole. C’est un problème d’assurances.
— C’est justement ma compagnie qui me demande ce document !
L’homme hésita encore. Un camion, qui treuillait une voiture accidentée, dévala la pente, dans un grondement de gaz, à quelques mètres du bureau. Diane sentait son malaise s’amplifier. Le gars finit par souffler :
— Z’avez les clés ?
Elle les fit tinter dans sa poche. Il marmonna :
— Numéro 58. Deuxième sous-sol. Le parking du fond. Magnez-vous. Si mon patron arrive pendant que vous êtes là, ça s’ra…
Elle se glissa entre les voitures puis traversa l’atelier. Elle longea les murs de béton sombre, évita les flaques d’huile, croisa des ponts élévateurs. Dans cette pénombre, la lumière des néons paraissait recéler une signification secrète, ésotérique — aux antipodes de la clarté du jour.
Elle descendit une pente douce et rejoignit un nouveau parking. Les voitures ressemblaient à des monstres froids, dormant d’un sommeil de métal. Diane se sentait de plus en plus mal à l’aise. De la graisse poissait ses semelles. Une odeur de carburant grillé s’insinuait dans sa gorge. Elle voyait défiler les numéros à demi effacés sur le sol. La seule idée d’affronter sa Toyota fracassée lui serrait l’estomac. Mais elle devait vérifier un détail.
Le détail de la ceinture de sécurité.
L’enfant avait été expulsé de son siège parce que cette ceinture n’était pas bouclée. Les tueurs, s’ils existaient, comptaient donc sur une efficacité maximale de ce côté-là. Comment pouvaient-ils être sûrs que Diane n’attacherait pas l’enfant, n’effectuerait pas ce geste de protection ?
La Toyota Landcruiser apparut, à quelques mètres. Diane discernait le capot enfoncé, le pare-brise compressé, l’aile gauche renflée en plis violents. Elle dut s’appuyer contre une colonne. Elle se plia en deux et crut vomir mais, progressivement, le sang se concentra sous son front penché et lui conféra une sorte d’équilibre, de stabilité inattendue. Rassemblant ses forces, elle s’approcha de la voiture et atteignit la portière arrière droite.
Elle puisa dans son sac une torche halogène, l’alluma, puis ouvrit la paroi. De nouveau, le choc. Le sang noir et sec, sur les rebords du siège enfant. Les petites perles de verre répandues sur la banquette.
Deux images contradictoires se superposèrent dans son esprit.
Elle voyait la lanière tissée et la boucle de métal reposant à côté du siège de Lucien. Une ceinture qui, à l’évidence, n’avait pas été fermée. Mais elle se voyait aussi, mentalement, en train de verrouiller ce système après avoir installé l’enfant dans son fauteuil. Ce n’était pas une nouveauté. Au fil des jours, sa conviction avait gagné en force, en netteté, malgré les preuves du contraire : elle était certaine d’avoir fermé cette ceinture. Maintenant, face à l’habitacle, il n’y avait plus aucun doute.
Comment ces deux vérités pouvaient-elles cohabiter ? Elle planta la torche électrique entre ses dents et pénétra dans la voiture. Elle observa avec attention le système d’arrimage. Elle songeait maintenant à un sabotage : une lanière cisaillée, un rivet scié… Mais non : tout était intact. Elle se glissa le long du siège arrière. Sur la banquette s’entassaient des cartons contenant des études photocopiées, des boîtes de plastique abritant des clips de marquage, un duvet kaki déployé jusqu’au sol. Tous ces objets s’étaient écrasés contre le dossier au moment de la collision. Elle les observa, les souleva, les écarta. Elle ne trouva rien.
Elle continua à fouiller. Un genou sur le rembourrage, elle passa son torse au-dessus du dossier en direction du coffre. La puissance de la collision avait arraché le hayon arrière. Diane se souvenait d’avoir reçu ce panneau de composite sur la nuque. Penchée au-dessus de l’espace, elle promena son pinceau de lumière : des cartons encore, un vieux sac de toile, des chaussures de marche, une parka imbibée d’essence. Rien d’étrange, ni de suspect.
Pourtant, lentement, une pensée se formait dans sa conscience. Une hypothèse impossible, mais qu’elle ne parvenait pas à écarter. Elle éteignit sa lampe et s’adossa au dossier avant. Pour vérifier cette supposition, il fallait interroger l’unique témoin de la scène.
Elle-même.
Elle devait raviver ses propres souvenirs afin de décider si, oui ou non, elle perdait la raison ou si cette affaire dépassait les limites du possible.
Or il n’existait qu’une seule technique pour entreprendre une telle plongée en elle-même.
Et un seul homme pour l’aider.
22
Après un vestibule de marbre, le restaurant ouvrait sur une grande salle décorée de colonnes blanches, tendue de velours sombre. Quelques tables se nichaient dans des alcôves en arc de cercle. La laque d’un piano brillait dans la pénombre, des tableaux crépusculaires lançaient leurs reflets mordorés et, à travers les longues baies vitrées, les jardins des Champs-Elysées répondaient au luxe du lieu par un contrepoint délicat de feuillages et de façades claires. Aujourd’hui, le ciel d’orage diffusait une lumière lisse, nacrée, qui s’harmonisait à merveille avec la douceur de la salle, traversée d’éclats atténués. A cette parcimonie de tons et de lumières s’ajoutait une qualité de silence spécifique : un murmure ponctué de tintements de cristal, de cliquetis d’argent, de rires compassés.
Diane suivit le maître d’hôtel. Elle sentit quelques brefs regards sur son passage. La plupart des convives étaient des hommes, arborant des costumes foncés et des sourires ternes. Elle n’était pas dupe : derrière cette douce atmosphère et ces visages paisibles battait le cœur secret du pouvoir. Ce restaurant était l’un des lieux de prestige où se jouait, chaque midi, le destin politique et économique du pays.