Diane n’était pas sûre d’être en colère.
— Poussez-vous, dit-elle.
Le géant passa avec difficulté sur le siège passager. Elle se glissa à l’intérieur et demanda :
— Qu’est-ce que vous foutez là ? Vous me faites suivre ?
Le policier prit une expression offusquée.
— J’avais envoyé un de mes gars vous chercher pour le déjeuner. Quand il est arrivé chez vous, vous étiez en train de partir. Il n’a pas résisté. Il vous a filée jusqu’ici et m’a appelé.
— Pourquoi n’êtes-vous pas entré dans le restaurant ?
Il désigna son col ras du cou.
— La cravate. Je n’avais pas prévu.
Diane sourit ; elle n’était décidément pas en colère. Le policier ajouta aussitôt :
— Je sais : j’aurais dû sortir ma carte. Tenter le passage en force.
Elle éclata de rire. Au contact de cet homme et de son apparente insouciance, elle se sentait plus légère, plus claire, comme lavée de ses angoisses. Pourtant Langlois demanda, en désignant le restaurant :
— Vous vous entendez bien avec votre beau-père ?
Le ton de la question déplut à Diane.
— Qu’est-ce que vous imaginez ?
L’homme tapota sa vitre du bout des ongles, en jetant un coup d’œil distrait vers les jardins.
— Je n’imagine rien. Je vois beaucoup de trucs, c’est tout. (Ses yeux rirent.) Dans mon boulot, je veux dire.
Diane à son tour orienta son regard vers les jardins. L’averse avait chassé les passants, les mères avec leurs enfants, les marchands de timbres. Il ne restait plus qu’un paysage scintillant, animé de reflets. Des flaques immobiles. Des houles de vert. Des façades de pierre, vernies de pluie. Elle songea à une plage à marée basse. Elle éprouva soudain des envies de douceur, de convalescence, de sucreries et de bonbons à la menthe. Elle interrogea :
— Pourquoi vouliez-vous me voir ?
Le dossier du flic se matérialisa entre ses mains.
— Je voulais vous donner des nouvelles. Vous faire part de mes hypothèses.
Il farfouilla parmi ses fiches. Langlois semblait appartenir à cette nouvelle école, snob et décalée, qui refusait l’emprise de la technologie sur la vie quotidienne. Le genre de type qui pouvait se lancer dans l’apologie du cahier à spirale ou refuser de posséder un téléphone portable. Il commença :
— Dans cette affaire, on collectionne les aberrations. Il y a la sauvagerie du meurtre. La force apparente du tueur. En même temps, sa taille supposée : pas plus d’un mètre soixante. Mais il reste encore un autre mystère. Purement anatomique.
Langlois s’arrêta. La pluie martelait sur le toit une sarabande légère. D’un signe de tête, Diane l’encouragea à poursuivre.
— On ignore comment le tueur a pu trouver l’aorte, à tâtons, au sein des viscères. Selon nos légistes, même un chirurgien expérimenté ne s’y retrouverait pas… (Il prit une nouvelle inspiration, puis :) Cela fait beaucoup d’impossibilités. J’ai donc changé mon fusil d’épaule. Je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’un rite, d’une technique de sacrifice pratiquée, par exemple, au Viêt-Nam.
— Qu’avez-vous découvert ?
— D’abord, rien de tangible. En tout cas en Asie du Sud-Est. Mais un ethnologue du musée de l’Homme m’a orienté sur l’Asie centrale — Sibérie, Mongolie, Tibet, nord-ouest de la Chine… J’ai rencontré d’autres spécialistes. Selon l’un d’eux, une technique de ces pays pourrait coïncider avec la méthode du meurtre.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Un mode de sacrifice ?
— Non. Une pratique beaucoup plus prosaïque. C’est comme ça qu’on tue le bétail. On effectue une incision sous la cage thoracique, on glisse son bras à l’intérieur de la bête et on lui tord l’aorte, à mains nues.
Un déclic s’opéra dans l’esprit de Diane. Cela lui évoquait tout à coup de vagues souvenirs. Langlois continuait :
— Selon l’ethnologue, cette technique est très usitée en Mongolie. C’est la meilleure manière de tuer un mouton ou un renne sans répandre une goutte de sang. Dans ces pays froids, on économise la moindre parcelle d’énergie de la bête. Il semble qu’il y ait aussi là-dessous une crainte du sang. Un tabou.
Diane demanda d’un ton sceptique :
— Le tueur viendrait d’Asie centrale ?
— Peut-être. Ou il pourrait y avoir séjourné et connaître ces coutumes. Selon mon médecin légiste, notre anatomie n’est pas si différente de celle d’un mouton.
— Ça me paraît bien vague, souffla-t-elle.
— A moi aussi. A un détail près.
Elle se tourna vers le flic. Il lui tendit la photocopie d’un formulaire, rédigé en allemand, portant l’en-tête d’une agence de voyages.
— Rolf van Kaen s’apprêtait à partir pour la Mongolie.
— Que dites-vous ?
— Le BBK poursuit son enquête, en Allemagne. Ils ont vérifié tous les appels du toubib. Van Kaen s’était renseigné sur les vols pour Ulan Bator, la capitale de…
— … la République populaire de Mongolie.
Le policier lança un regard surpris à Diane.
— Vous connaissez ?
— De nom, seulement.
— L’acupuncteur s’était également informé sur les vols intérieurs, en direction d’une petite ville de l’extrême nord… (il lut dans ses notes) Tsagaan-Nuur. Visiblement, la seule chose sur laquelle il n’était pas fixé, c’était la date de son départ. Bref, si on pense à la technique utilisée, cela peut constituer un lien. Faible, mais un lien tout de même…
Langlois s’arrêta puis demanda en douceur :
— Et vous ? Vous avez des nouvelles pour moi ?
Elle haussa les épaules, en se plaçant de nouveau face aux jardins. La pluie s’abattait sur le pare-brise en vagues pailletées.
— Non. J’ai téléphoné à l’orphelinat. Ils ne savent rien.
— C’est tout ?
— J’ai donné à des spécialistes une cassette sur laquelle Lucien chante dans sa langue d’origine. Il y a une chance pour qu’ils reconnaissent le dialecte.
— Bien joué. Rien d’autre ?
Diane songea à son hypothèse d’accident criminel, à son idée d’assassin kamikaze qui se serait glissé dans sa propre voiture.
— Rien d’autre, non, répondit-elle.
Langlois questionna :
— Pourquoi m’avez-vous demandé les coordonnées du routier ?
Elle tressaillit, mais s’efforça de n’en rien montrer.
— Je voulais lui parler, c’est tout. Lui donner des nouvelles de Lucien.
L’homme soupira. La pluie ponctuait le silence de longs frémissements métalliques.
— Les gens négligent toujours notre expérience.
Elle se tourna, interloquée.
— Pourquoi vous dites ça ?
— Je vais vous dire ce que je crois : vous menez votre enquête personnelle.
— C’est bien ce que vous m’avez demandé, non ?
— Ne faites pas l’idiote. Je vous parle d’une enquête sur le meurtre de van Kaen.
— Pourquoi je ferais ça ?
— Je commence un peu à vous connaître, Diane, et, franchement, je me demande surtout pourquoi vous ne le feriez pas…
Elle garda le silence. Le ton du flic se teinta de gravité :
— Faites attention. On ne connaît pas dix pour cent de cette affaire. Ça peut nous péter à la gueule d’un moment à l’autre. Et de n’importe quelle façon. Alors ne jouez pas aux Alice détective.