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Enfin elle repéra sa voiture près de la place de Breteuil. Elle s’y glissa comme dans un refuge. Les pensées caracolaient dans sa tête. Des coups sourds qui n’aboutissaient à rien.

Pourtant, sous ces palpitations, elle distinguait une lueur.

Elle voyait tout à coup le moyen d’avancer vers la vérité. Le souvenir du monastère espagnol lui revint à l’esprit — le faisceau d’ultraviolets qui dévoilait par à-coups l’écriture secrète du palimpseste. Elle aussi possédait son propre faisceau pour discerner la face cachée de Lucien. Elle saisit son téléphone cellulaire et composa le numéro d’Isabelle Condroyer, l’ethnologue à qui elle avait demandé d’identifier le dialecte de son fils.

La scientifique la reconnut aussitôt :

— Diane ? Il est beaucoup trop tôt pour avoir des nouvelles. J’ai contacté plusieurs chercheurs du Sud-Est asiatique. Nous allons organiser une réunion autour de la cassette et…

— J’ai du nouveau.

— Du nouveau ?

— Ce serait trop long à vous expliquer, mais il y a de fortes probabilités pour que Lucien ne soit pas originaire de la zone tropicale où je l’ai adopté.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— L’enfant provient sans doute d’Asie centrale. Quelque part en Sibérie ou en Mongolie.

L’ethnologue grommela :

— Cela change tout… Ce n’est pas du tout ma spécialité ni celle de mes collaborateurs…

— Vous devez bien connaître les linguistes qui travaillent sur ces régions ?

— Leur laboratoire est situé à la faculté de Nanterre et…

— Pouvez-vous les contacter ?

— Oui. J’en connais un, notamment.

— Faites-le. Je compte absolument sur vous.

Diane raccrocha. Le rythme de ses pensées se tempérait légèrement. Elle consulta sa montre. Dix-sept heures trente. L’heure était venue.

L’heure de plonger à l’intérieur d’elle-même.

De revivre, pleinement et en détail, l’accident du périphérique.

27

Paul Sacher devait être âgé d’une soixantaine d’années. Il était long, décharné, et vêtu avec une élégance recherchée, presque tapageuse. Il portait un costume gris moiré, luisant comme le tranchant d’une hache. Dessous, on apercevait l’éclat à rebours d’une chemise noire et les lignes chatoyantes d’une cravate en soie. Le visage était à l’avenant : des traits verticaux, accentués par des rides, mais portant toute l’indolence, toute la prétention d’un sang rare. Sous les sourcils en broussaille, les yeux étaient vifs, verts, ourlés de noir et comme frappés de transparence. Le plus étonnant était les pattes de barbe : l’homme portait le long des joues des avancées frisottantes, directement issues du XIXe siècle, rehaussées sur les tempes par des accroche-cœurs. Ce détail lui conférait quelque chose d’animal, de forestier, qui aggravait le trouble et l’étonnement provoqués par sa présence.

Diane sentait monter en elle un fou rire. L’homme qui se tenait sur le seuil de la porte ressemblait à l’hypnotiseur tel qu’on l’imagine dans les films d’épouvante. Il ne lui manquait que la cape et la canne à pommeau d’argent. Il était impossible qu’un tel bonhomme fût un praticien sérieux, un psychiatre à qui Charles envoyait ses clients les plus importants. Elle était tellement surprise qu’elle n’entendit pas sa première réflexion.

— Pardon ? bégaya-t-elle.

L’homme sourit. Les hampes de barbe se soulevèrent.

— Je vous proposais simplement d’entrer…

Pour couronner le tout, Sacher était affecté d’un accent slave. Il roulait les r à la manière d’un vieux fiacre, dans les brumes de la nuit de Walpurgis. Cette fois, elle recula d’un pas.

— Non, dit-elle. Merci. Je ne me sens finalement pas dans la forme qui…

Paul Sacher lui saisit le bras. La douceur de la voix atténua légèrement la brutalité du geste.

— Venez. Je vous en prie. Que vous n’ayez pas fait le voyage pour rien…

Le voyage : Diane n’aurait pas employé ce terme pour désigner les quatre cents mètres qu’elle avait parcourus de chez elle pour atteindre le cabinet situé rue de Pontoise, près du boulevard Saint-Germain. Elle fit un effort pour retrouver son sérieux : elle craignait tout à coup de vexer cet homme qui avait accepté de la recevoir le jour même de son appel.

Elle pénétra dans l’appartement et éprouva un léger soulagement. Pas de rideaux noirs. Pas d’objets exotiques ni de statuettes lugubres. Pas d’odeurs d’encens ou de poussière. Des murs stricts, couleur de tabac blond, des lambris blancs, un mobilier strict et moderne. Elle suivit le personnage dans un couloir, traversa une salle d’attente puis entra dans le cabinet.

La pièce était baignée par la lumière de la fin d’après-midi. Un bureau de verre et une bibliothèque parfaitement ordonnée y trônaient. Cette fois, Diane pouvait imaginer des hommes politiques ou des capitaines d’entreprise installés ici, impatients de régler leurs problèmes de stress.

L’hypnologue s’assit et décocha un second sourire. Diane commençait à s’habituer à cet habillement argenté et à ces yeux de gourou. Elle n’avait plus envie de rire. Elle éprouvait même maintenant une pointe d’angoisse à l’idée des pouvoirs de Paul Sacher. Pouvait-il réellement l’aider à fouiller sa mémoire ? Allait-elle vraiment lui abandonner son esprit ? Le docteur roula quelques syllabes :

— Il semblerait que je vous amuse, madame.

Diane avala sa salive.

— C’est-à-dire… Je ne m’attendais pas à…

— A quelqu’un d’aussi pittoresque ?

— Eh bien… (Elle finit par sourire, confuse.) Je suis désolée. J’ai eu mon compte aujourd’hui et…

Sa voix s’éteignit d’elle-même. Le médecin attrapa un presse-papiers de résine noire et se mit à le manipuler.

— Mes allures de vieux magicien jouent contre moi. Pourtant, je suis un rationaliste. Et rien n’est plus rationnel que la technique de l’hypnose.

Il parut à Diane que l’accent guttural reculait quelque peu — ou alors elle s’y habituait. Le charme du personnage agissait comme des cercles dans l’eau, en ondes concentriques. Elle remarquait maintenant les cadres alignés sur les murs : des photos de groupe, où Sacher trônait dans le rôle de l’enseignant souverain. A chaque fois, la plus ravissante des élèves se tenait à ses côtés, l’enveloppant d’un regard d’adoration. Charles avait dit : « Un vrai chef de meute. »

— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il en posant le presse-papiers en douceur. Charles m’a prévenu de votre appel.

Elle se raidit.

— Que vous a-t-il dit ?

— Rien. Sinon que vous étiez une personne qui lui était très chère. Une personne à… ménager. Je répète ma question : que puis-je pour vous ?

— Je voudrais d’abord vous poser une question précise sur l’hypnose.

— Je vous écoute.

— Est-il possible de conditionner quelqu’un afin qu’il effectue un acte contre son gré ?

Le psychiatre posa ses avant-bras sur les accoudoirs chromés du fauteuil. Ses doigts portaient plusieurs bagues : turquoise, améthyste, rubis.

— Non, répliqua-t-il. L’hypnose n’est jamais un viol de la conscience. Toutes ces histoires de tueurs conditionnés, de femmes abusées, ce sont des fables. Le patient peut toujours résister. Sa volonté est intacte.

— Mais… endormir quelqu’un ? Vous pouvez endormir une personne grâce à cette technique ?