Elle revit les saules, les lumières.
Elle sentit les herbes dans sa bouche, le souffle de la cagoule.
Elle vit surgir aussi, en un réflexe de haine, le visage de sa mère. Un sourire de lassitude joua sur ses lèvres : ce soir, elle n’avait plus assez de force pour détester qui que ce soit. Elle parvint sur la place Edmond-Rostand dont la fontaine ruisselait de lumières, avec, sur la gauche, les frondaisons bienveillantes du jardin du Luxembourg. Sur une impulsion, elle s’élança et toucha de ses doigts les feuilles des arbres qui dépassaient des grilles noir et or.
Elle se sentait si légère qu’il lui sembla qu’elle ne retomberait jamais.
Tout cela se passait le samedi 18 novembre 1989. Diane Thiberge venait d’avoir vingt ans, mais elle le savait : elle enterrait à jamais sa vie de jeune fille.
4
— Vous n’avez besoin de rien ?
— Non, merci.
— Sûr ?
Diane leva les yeux. L’hôtesse de l’air, costume bleu et sourire pourpre, l’enveloppait d’un regard compatissant. Un regard qui acheva de la mettre en rogne. Elle s’échinait à découper les beignets du « menu junior » qu’on avait proposé au garçonnet peu après le décollage de Bangkok. Elle sentait les couverts en plastique se tordre sous ses doigts, la nourriture s’écraser sous ses gestes trop brusques. Il lui semblait que tout le monde l’observait, remarquait sa maladresse, sa nervosité.
L’hôtesse s’éclipsa. Diane proposa une nouvelle bouchée à l’enfant. Il refusait d’ouvrir la bouche. Elle piqua un fard, totalement désemparée. Une nouvelle fois, elle songea au spectacle qu’elle offrait avec son visage en feu, ses mèches en bataille et son petit garçon aux yeux noirs. Combien de fois les hôtesses avaient-elles contemplé cette même scène ? Des Occidentales déboussolées, tremblantes, rapportant leur destin dans leurs bagages ?
La silhouette bleue revint à la charge. « Des bonbons peut-être ? » Diane s’efforça de sourire. « Non, vraiment tout va bien. » Elle tenta encore une ou deux cuillerées, en vain. Les yeux de l’enfant étaient rivés à l’écran qui diffusait des dessins animés. Elle se convainquit qu’un repas raté, ce n’était pas une affaire d’Etat. Elle écarta le plateau, plaça les écouteurs sur les oreilles de Lucien puis hésita. Devait-elle les régler sur l’anglais ? Le français ? Ou simplement sur la musique ? Chaque détail la plongeait dans l’incertitude. Elle opta pour le menu musical et régla le volume avec précaution.
L’atmosphère s’apaisa dans l’avion. On emporta les plateaux-repas, les lumières baissèrent. Lucien somnolait déjà. Diane l’allongea sur les deux sièges libres, à sa droite, et s’installa à son tour, se glissant sous le plaid réglementaire. D’habitude, durant les vols longue distance, c’était l’heure qu’elle préférait : la cabine plongée dans l’obscurité, l’écran lumineux brillant au loin, les passagers immobiles, froissés comme des cocons sous leur couverture et leur casque d’écoute… Tout semblait alors flotter, planer entre sommeil et altitude, quelque part au-dessus des nuages.
Diane appuya sa tête sur le dossier et s’efforça de demeurer immobile. Peu à peu, ses muscles se détendirent, ses épaules s’affaissèrent. Elle sentit le calme affluer de nouveau dans ses veines. Les yeux fermés, elle laissa défiler, sur la toile noire de ses paupières, les différentes étapes qui l’avaient menée jusqu’ici — à ce tournant capital de son existence.
Ses succès sportifs et ses prouesses mondaines étaient loin. Diane avait obtenu son doctorat d’éthologie avec les honneurs, en 1992 : « Les stratégies de chasse et l’organisation des aires de prédation chez les grands carnivores du parc national masai Mara, au Kenya ». Elle avait travaillé aussitôt pour plusieurs fondations privées, qui consacraient des fonds importants à l’étude et à la protection de la nature. Diane avait voyagé en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est et en Inde, au Bengale notamment, dans le cadre d’un programme de sauvegarde du tigre des Sundarbands. Elle s’était également distinguée par une étude d’une année sur les mœurs des loups canadiens, qu’elle avait suivis et observés, seule, jusqu’aux confins des Territoires du Nord-Ouest, partie la plus septentrionale du pays.
Elle menait désormais une existence d’étude et de voyages à la fois nomade et solitaire, au plus près de la nature, et finalement assez conforme à ses espérances d’enfant. Envers et contre tout, malgré ses traumatismes, malgré ses tares secrètes, Diane s’était construit une sorte de bonheur bien à elle et s’était constituée en force d’indépendance.
Pourtant, en cette année 1997, elle voyait surgir une nouvelle échéance.
Elle aurait bientôt trente ans.
Cela ne signifiait rien en soi. Surtout pour une fille comme Diane : son physique de grande tige et sa vie en plein air la préservaient mieux que toute autre des corruptions du temps. Mais, du point de vue biologique, le chiffre 3 marquait un cap. En tant que spécialiste des sciences de la vie, elle savait que c’est à cet âge que la matrice féminine commençait, imperceptiblement, à dégénérer. En vérité, malgré les mœurs en cours dans les pays industrialisés, les organes génitaux de la femme étaient conçus pour fonctionner très tôt — à la manière de ces petites mamans africaines, à peine âgées de quinze ans, que Diane avait si souvent croisées. Ce passage à la trentaine lui rappelait, symboliquement, une de ses plus profondes vérités : jamais elle n’aurait d’enfant. Pour la simple et évidente raison qu’elle n’aurait jamais d’amant.
Elle n’était pas prête à ce nouveau renoncement. Elle se mit en quête de solutions. Elle acheta des livres spécialisés et plongea, la gorge serrée, dans la nuit rouge des techniques de procréation assistée. Il y avait d’abord l’insémination artificielle. Dans son cas, il faudrait envisager la formule IAD (insémination avec donneur). Les paillettes de sperme viendraient d’une banque spécialisée et seraient injectées soit au niveau de l’orifice interne du col, soit dans la cavité utérine, durant la période du cycle menstruel la plus favorable à la fécondation. Les médecins allaient donc pénétrer en elle avec leurs instruments pointus, crochetés, glacés. La substance d’un inconnu allait s’insinuer dans son ventre, se fondre au sein de ses mécanismes physiologiques. Elle imaginait ses organes — cavité utérine, trompes de Fallope, ovaires… — réagir, s’activer au contact de « l’autre ». Non. Jamais. A ses yeux, ç’aurait été une sorte de viol clinique.
Elle s’enquit de la seconde technique : la fécondation in vitro. Il s’agissait cette fois de prélever les ovules par ponction et de les féconder artificiellement en laboratoire. L’idée de cette opération à distance, dans les brumes glacées d’une salle stérile, la séduisait. Elle poursuivit sa lecture : on replaçait alors un ou plusieurs embryons dans l’utérus de la femme, par voie vaginale. Diane s’arrêta et comprit, une nouvelle fois, sa stupidité. Que s’était-elle imaginé : que sa grossesse se déroulerait en éprouvette, derrière une vitre étoilée de givre ? Qu’elle regarderait l’embryon se former peu à peu, en une mutation désincarnée ?
Ses phobies tenaces élevaient un mur, une paroi indestructible entre elle et tout projet d’enfantement. Son corps, son utérus resteraient toujours étrangers à ces enjeux, à ces développements merveilleux. Diane entra dans une période de dépression profonde. Elle passa un séjour en clinique de repos, puis partit se réfugier dans la villa que possédait Charles Helikian, le mari de sa mère, sur les coteaux du mont Ventoux, dans le Lubéron.