Выбрать главу

— Comment ces hommes ont-ils pu acquérir ces pouvoirs ? Comment peuvent-ils développer des facultés… impossibles ?

Diane sentait la morsure du feu sur son visage, alors que, dans son dos, le froid du crépuscule l’assaillait. Elle imaginait son sang en pleine fusion. Elle le voyait prendre la couleur orange d’une résine brûlante.

— Je ne sais pas exactement, murmura-t-elle. Ce que je peux dire, c’est que jusqu’ici, j’avais tout faux.

— C’est-à-dire ?

Elle prit une nouvelle inspiration. La fumée âcre emplit sa bouche à la manière d’une gorgée d’encens. Elle songea à la cérémonie qui l’avait guérie et dit :

— Ma première supposition était que les parapsychologues avaient effectué, en étudiant les chamans venus de Sibérie, une découverte significative.

— Tout porte à croire que c’est ce qui est arrivé, non ?

— Pas de la façon qu’on peut imaginer. Ce ne sont pas ces recherches qui leur ont conféré leurs pouvoirs.

— Pourquoi pas ?

— Pour plusieurs raisons. D’abord, imagine ces chamans épuisés, qui ont déjà passé des années dans des camps, des prisons. Comment les scientifiques auraient-ils découvert quoi que ce soit à leur sujet ? Comment veux-tu qu’ils soient parvenus à susciter en eux des états mentaux privilégiés, comme des transes ou des sommeils éveillés ?

— Ils les ont peut-être simplement interrogés.

— Les sorciers n’auraient rien dit.

— Les Soviétiques possédaient des méthodes persuasives.

— C’est vrai, mais encore une fois, à mon avis, ces chamans étaient finis, vidés. Loin de leur culture, loin de leurs facultés, ils n’avaient rien à révéler aux parapsychologues. Même s’ils l’avaient voulu.

— Alors quoi ?

Diane but une gorgée de thé.

— Ce matin, j’ai imaginé une autre hypothèse. L’acquisition des pouvoirs avait peut-être été provoquée par un fait extérieur. Un événement qui n’avait rien à voir avec les travaux psi.

— Quel événement ?

— L’explosion du tokamak. Si la radioactivité peut transformer les structures du corps humain, pourquoi ne transformerait-elle pas les consciences, la force mentale ?

— Les chercheurs auraient été irradiés eux aussi ?

— Je n’en suis pas sûre. Mais ceux qui sont morts portaient des stigmates étranges. Des maladies de peau, des atrophies, des anomalies qui auraient pu être provoquées par les rayonnements. J’ai même pensé qu’ils avaient provoqué l’accident et s’étaient exposés volontairement.

— Et tu ne le crois plus ?

— Non. L’explosion du tokamak a joué un tout autre rôle. Un rôle de révélateur.

— Comprends pas.

Diane se pencha au-dessus des flammes et fixa Giovanni dans les yeux.

— L’accident de 1972 a révélé, indirectement, les pouvoirs stupéfiants qui régnaient dans cette vallée.

Elle contempla le campement et les Tsevens qui s’affairaient parmi les voiles de fumée qui s’unissaient à la nuit pour absoudre le paysage.

— Regarde ces hommes et ces femmes, Giovanni. D’où viennent-ils ? Comment un peuple a-t-il pu survivre en secret à l’oppression, à la collectivisation, à la famine ? Une chose est sûre : dans les années soixante-dix, il existait deux types de Tsevens. Ceux qui étaient parvenus à s’abriter dans les montagnes et ceux qui, restés dans la vallée, avaient été soumis, sédentarisés, acculturés. Ce sont ces derniers qui ont intégré le chantier du tokamak et accepté les boulots les plus dangereux. Ce sont eux qui, au printemps 1972, ont brûlé dans la couronne. Pourtant je peux imaginer ce qui s’est passé alors…

Giovanni grimaça.

— Pas moi.

— Fais un effort. Imagine ces ouvriers brûlés, irradiés, moribonds. Imagine leurs femmes désespérées, qui savaient pertinemment que les secours soviétiques ne viendraient jamais. Que crois-tu qu’elles ont fait ? Elles ont attelé leurs rennes et sont parties dans les montagnes chercher les chamans tsevens, les hommes qui possédaient encore de prodigieux pouvoirs de guérison.

— Tu plaisantes ?

— Pas du tout. Les Tsevens de la vallée ont toujours su qu’une partie de leur ethnie vivait en altitude, d’une manière traditionnelle, et conservait une relation profonde avec les esprits.

— Je crois que toute cette histoire t’a tapé sur…

— Ecoute-moi ! Les femmes ont rejoint les sommets. Elles ont expliqué la situation aux sorciers. Elles les ont implorés de descendre dans la vallée pour pratiquer une cérémonie et sauver ceux qui pouvaient l’être. Les chamans ont accepté. Ils ont pris le risque d’être repérés, arrêtés, mais ils ont organisé une séance chamanique pour soigner leurs frères. Une séance qui a parfaitement fonctionné, puisque la plupart des hommes brûlés ont guéri.

— Comment peux-tu en être si sûre ?

Diane afficha un large sourire, chargé de fièvre.

— Si j’ai survécu à l’irradiation aujourd’hui, cela signifie que tout s’est passé exactement de la même façon en 1972.

Les traits de l’ethnologue se fixèrent en une expression d’assentiment. Il commençait à être convaincu.

— A ton avis, qu’est-il arrivé ensuite ? interrogea-t-il.

— Le vrai cauchemar a débuté pour les Tsevens. D’une manière ou d’une autre, les parapsychologues ont dû se rendre compte du miracle des guérisons. Ils ont compris cette vérité extraordinaire : les facultés qu’ils cherchaient à capter depuis trois ans en étudiant des chamans venus des goulags existaient à quelques kilomètres de leur laboratoire. A portée de main. Et à un degré inimaginable ! Ils ont saisi alors qu’ils se trouvaient dans le berceau même des pouvoirs qu’ils convoitaient depuis si longtemps.

— Et ils ont arrêté les chamans ?

— Ils tenaient des virtuoses. Des perles rares. Ils ont repris leurs expériences avec ces hommes et, cette fois, ils ont réussi leur coup. Ils sont parvenus à leur arracher leur savoir chamanique.

— Comment ?

— C’est l’élément qui me manque. Mais ces chercheurs ont réussi à conquérir ces pouvoirs. Voilà pourquoi ils détiennent aujourd’hui des facultés hors du commun. Voilà pourquoi mon enquête a été jalonnée de phénomènes inexplicables. Et voilà pourquoi ils reviennent aujourd’hui : pour recommencer leur expérience — l’expérience qui leur a permis, à l’époque, d’acquérir ces facultés.

L’Italien déniait lentement de la tête.

— C’est trop dingue.

— On peut dire ça, oui. Je possède maintenant une dernière certitude : ce vol de secrets est le véritable mobile des meurtres. Eugen Talikh venge son peuple, mais pas au sens où je le croyais. Il ne venge pas, spécifiquement, le génocide des ouvriers de l’anneau, mais, plus généralement, le pillage de leur culture. Il venge une profanation. Ces salopards ont volé les dons des Tsevens. Et ils sont en train de le payer au prix fort.

— Pourquoi trente ans après ? Pourquoi attendre leur retour vers le tokamak ?

— La réponse doit appartenir à l’élément de l’histoire que nous ne possédons pas — à la technique qu’ils ont utilisée pour capter ces pouvoirs. A ce rendez-vous donné par les enfants aux doigts brûlés…

Elle se leva. L’ethnologue l’observait.

— Mais… maintenant ? Que va-t-il se passer ? Qu’allons-nous faire ?

Diane enfila sa parka. Elle se sentait ivre de vie, ivre de vérité.