Diane éprouvait une nostalgie secrète pour ces idéaux qu’elle n’avait pas connus et qui avaient fait vibrer la génération de sa mère. Elle ressemblait à quelqu’un qui n’a jamais touché une cigarette mais apprécie le parfum raffiné du tabac. Malgré les massacres, les oppressions, les injustices, elle n’avait jamais réussi à se départir d’une étrange fascination pour l’utopie révolutionnaire. Et lorsque Charles comparait le socialisme rouge à l’Inquisition, lorsqu’il lui expliquait que les hommes s’étaient emparés de la plus belle des espérances et l’avaient transformée en un culte de l’effroi, elle l’écoutait en ouvrant les yeux, telle la petite fille si sérieuse qu’elle avait été jadis.
Ce soir, la conversation roulait sur les perspectives immenses, lumineuses, infinies du système de communication Internet. Charles n’était pas d’accord : il voyait, sous le clinquant de la technologie, un nouveau mode d’aliénation destiné à pousser chacun à consommer davantage, à perdre un peu plus le contact avec la réalité et les valeurs humaines.
Autour de la table, les convives acquiesçaient. Diane les observait : ces patrons et ces figures politiques, tout comme Charles, se moquaient sans doute d’Internet et de son éventuel pouvoir d’aliénation. Ils étaient là pour le plaisir — celui d’écouter des opinions inhabituelles déclamées avec ferveur, celui de se laisser enjôler par ce fumeur de cigares qui leur rappelait leur jeunesse et des colères qu’ils feignaient d’éprouver encore.
Tout à coup le ministre s’adressa directement à elle :
— Votre mère m’a dit que vous étiez éthologue.
L’homme avait un sourire de travers, un nez busqué, des yeux mouvants comme des algues japonaises. Elle souffla :
— C’est exact.
Le politique sourit aux autres convives, comme pour s’attirer leur indulgence.
— Je dois avouer que je ne sais pas ce que c’est, dit-il.
Diane baissa les paupières. Elle se sentait rougir. Son bras était tendu à l’oblique, contre l’angle de la table. Elle expliqua d’un ton neutre :
— L’éthologie est la science du comportement des animaux.
— Quels animaux étudiez-vous ?
— Les fauves. Les reptiles. Les rapaces. Les prédateurs, essentiellement.
— Ce n’est pas très… féminin, comme univers.
Elle releva les yeux. Tous les regards étaient posés sur elle.
— Cela dépend. Chez les lions, seule la femelle chasse. Le mâle reste auprès des petits pour les protéger contre les attaques des autres clans. La lionne est sans aucun doute la créature la plus meurtrière de la brousse.
— Tout cela est bien lugubre…
Diane but une lampée de champagne.
— Au contraire. Il s’agit d’un des versants de la vie.
Le ministre rit dans sa gorge :
— Le sempiternel cliché de la vie qui se nourrit de la mort…
— Un cliché comme les autres : qui n’attend qu’une occasion pour se confirmer.
Un silence succéda à ces paroles. Paniquée, Sybille partit d’un éclat de rire :
— Ça ne doit pas vous empêcher de goûter à mon dessert !
Diane lui lança un coup d’œil narquois et perçut un tic nerveux sur le visage de sa mère. On fit passer les assiettes, les petites cuillères. Mais le politique leva la main :
— Juste une question.
Instantanément, la tablée s’immobilisa. Diane comprit que l’homme n’avait jamais cessé, durant le dîner, d’être pour les autres un ministre. Il reprit, en la fixant intensément :
— La boucle d’or dans la narine, pourquoi ?
Diane ouvrit ses mains en signe d’évidence. Ses bagues d’argent frappé accrochaient les flammes des bougies.
— Pour me fondre dans la masse, je suppose.
L’épouse du ministre, à sa droite, se pencha entre deux chandelles pour dire :
— Nous ne devons pas appartenir à la même masse !
Diane vida sa coupe. Elle comprit seulement à ce moment qu’elle avait trop bu. Elle articula à l’intention de l’homme politique :
— De toutes les espèces de zèbres, seules quelques-unes sont encore très répandues. Vous savez lesquelles ?
— Non, bien sûr.
— Les zèbres dont le corps est entièrement revêtu de rayures. Les autres ont disparu : leur camouflage n’était pas suffisant pour provoquer un effet stroboscopique lorsqu’ils couraient dans les herbes.
Le ministre marqua son étonnement :
— Quel rapport avec votre boucle ? Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que, pour que ça marche, un camouflage doit être complet.
Elle se mit debout, découvrant son nombril percé, lui aussi, d’une tige d’or latérale, à laquelle était suspendue une boucle scintillante. L’homme sourit en s’agitant sur son siège. Son épouse se recula dans l’ombre, le visage fermé. Un murmure gêné s’amplifia au-dessus de la table.
Diane se tenait maintenant dans le vestibule. Lucien dormait toujours dans ses bras, enroulé dans une couverture de laine polaire.
— Tu es folle. Tout simplement folle.
Sa mère parlait à voix basse. Diane ouvrit la porte.
— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Ce sont des gens importants. Ils te tolèrent à leur table et…
— Tu te goures, maman. C’est moi qui les ai tolérés. Tu m’avais promis un dîner intime, non ?
Sybille déniait de la tête, consternée. Diane reprit :
— De toute façon, je me demande bien ce qu’on se serait dit…
La mère tripotait ses mèches blondes.
— Il faut qu’on parle. Qu’on déjeune.
— C’est ça. On déjeune. Salut.
Sur le palier, elle s’appuya contre le mur et demeura quelques secondes dans l’obscurité. Elle respirait enfin. Elle sentait le corps tiède de son enfant et ce seul contact la rassurait. Elle prit une nouvelle résolution. Elle devait absolument maintenir Lucien à distance de cet univers factice. Et, plus encore, de ses propres colères, plus absurdes encore que ces dîners mondains.
— Je peux le voir ?
Charles se tenait dans l’embrasure éclairée de la porte. Il s’approcha pour observer le visage assoupi.
— Il est très beau.
Elle sentait l’odeur de l’homme — mélange de parfum raffiné et d’effluves de cigare. Le malaise commençait à se glisser en elle.
Charles passa sa main dans les cheveux de Lucien.
— Il finira par te ressembler.
Elle s’engagea dans l’escalier en marmonnant :
— Bon. Je descends à pied. Les ascenseurs, je supporte pas.
— Attends.
Charles la retint brusquement par le bras et attira son visage vers sa bouche. Elle eut un recul mais trop tard : les lèvres de l’homme avaient frôlé les siennes. En un éclair, une répulsion incoercible la saisit.
Elle descendit quelques marches à reculons, les yeux exorbités. Sur le palier, Charles demeurait immobile. Sa voix n’était plus qu’un souffle :
— Je te souhaite bonne chance, mon bébé.