Le Mathias ne peut pas contenir un petit gémissement suppliant, ça fait le bruit d’une girouette taquinée par la brise.
Pour ma part je n’insiste plus. J’attends que ma proposition prenne sa place dans la tronche du Boss. Il mate ses doigts satinés, à bout de bras, en mordillant sa toute mince lèvre inférieure.
— Délicat, fait-il. Professeur de quoi ?
— De n’importe quoi, dis-je, de tir à l’arc, de saut à la perche ou de bonnes manières…
J’éclate de rire. C’est plus fort que moi. Je viens d’avoir une idée.
L’idée du siècle, mes amis.
La pipelette du Gros est en train de balayer l’entrée lorsque je me pointe d’une démarche gazellienne.
— Savez-vous si m’sieur Bérurier est chez lui ? je demande à la maîtresse de balais.
Elle tire sur les poils de sa moustache, puis caresse du doigt sa belle verrue mentonnière avant de grommeler d’une voix qui fait songer à un évier qu’on débouche :
— Je crois que ça s’entend, non ?
Je tends mon lobe et j’ouïs effectivement un boucan pas ordinaire. Y a de la musique dans les étages, et puis des cris, des piétinements.
— Il donne un coq-taille, m’explique Mme O’Cédar avec aigreur, et ce cochon-là ne m’a même pas invitée. Ces flics, c’est tous butors et compagnie.
Je réserve mon opinion et m’élance dans l’escalier.
La lourde de Béru est ouverte et ça grouille sur le palier : son voisin du dessus, le sourdingue ; M. Alfred, le coiffeur, qui fut si longtemps l’amant de Berthe Bérurier, et Madame ; la petite bonne de la mercière et son fiancé militaire, plus le bougnat d’en bas.
Je m’avance dans le groupe et je bénéficie alors d’un spectacle tout à fait imprévu.
Béru a mis le complet noir de son mariage (qu’il ne peut plus boutonner) et porte des gants blancs de saint-cyrien. Il se tient debout dans le vestibule, au garde-à-vous, positivement, tandis que sa femme de ménage annonce les arrivants d’une voix qui zozote.
— Mefieur Durandal, le voivin du defus !
Quelqu’un propulse le sourdingue. « C’est à vous », qu’on lui glapit dans le tube acoustique pour expliquer ces voies de fait.
Il entre chez Béru en titillant sa centrale thermique.
Le Gros s’empresse, les deux bras tendus, un sourire radieux, pareil à une tranche de melon d’eau, au milieu de la figure.
— Mon bon Durandal, gazouille-t-il en faisant sa lèvre pour dégustation de rahat-loukoums, je vous sais un tas de gré d’avoir bien voulu m’honorer du plaisir de venir écluser un gorgeon chez moi.
Il ôte le gant de sa main droite et presse celle du sourdingue avec véhémence, un vrai shake-hand pour Gaumont-Actualités.
— Ça va beaucoup mieux, merci, répond à tout hasard Durandal.
— Drivez-vous jusque z’à la salle à manger où le buffet vous attend, hurle Béru.
— Moi aussi, j’ai tout mon temps, approuve le sonotonisé.
— La première porte à gauche ! mugit le Mondain.
— Confidence pour confidence ; moi je porte à droite, affirme Durandal.
Le Béru devient apoplectique.
— Faut dégager le circuit, mon pote, dit-il.
Il désigne la salle à manger. Puis, du pouce dominant le reste de sa main repliée, il figure une bouteille qu’il se colle sous le pif.
Cette fois, le voisin a pigé et s’éloigne.
La femme de ménage, une blondasse-frisottée-pâle-et-moche, annonce, avec une belle solennité :
— M’fieur Alfred et sa dame !
Le manège recommence. Béru, c’est un président de la Troisième. Il a trouvé l’élan du bras, la cambrure du moltebock, le velouté de l’œil. Il tend la main pas plus haut que la braguette.
— Chers amis, s’émeut-il, comment t’est-ce que je vous esprimerai ma gratification d’avoir répondu à mon invitation !
Il prend la main de la coiffeuse.
— Oh ! et puis non, je vous fais péter la miaille, Zizette. Quand on a l’occase de faire du lèche-vitrine à de la belle personne comme vous, s’agit pas de la rater. Tu permets, Alfred !
Son double baiser miaule dans la cage d’escalier.
— C’est rapport à quoi, cette fiesta ? interroge le merlan.
— Je t’espliquerai.
Le couple disparaît dans l’appartement.
C’est au tour du bougnat de pénétrer. Il s’est pas mis en frais de toilette, le bistroquet. Il s’est contenté de retrousser son tablier bleu. Il a une barbouze de trois jours, le col de sa limace est d’un vilain gris plombé et la visière cassée de sa casquette est toute brillante de crasse.
— Cher Pompidoche ! s’exclame le maître de céans. Larguer votre rade avec tant de gentillesse, j’en suis zému.
— Mèmène est au percolateur, le rassure le bougnat. A cette heure, on fait juste les caouas pour ainsi dire et le demi panaché. Mais je m’attarderai pas, vu qu’on va me livrer tout à l’heure.
Il puise dans l’immense poche ventrale de son tablier et en extrait une bouteille.
— Si vous permettez, m’sieur Béru, c’est le nouveau. Je m’ai dit que c’était mieux que des fleurs !
Le nez du Gras frémit.
— Voilà une gentille pensée, mon cher !
Le bougnat débouche le flacon.
— Respirez-moi ça, m’sieur Béru.
Le Gros ferme les yeux. C’est ça l’extase, la vraie. Les délices au féminin pluriel ! Il peut pas résister et se paie une rasade qui fait dégringoler le niveau. Il clape, il grume, il se gargarise, se pénètre, se fait mariner tout entier dans sa gorgée de beaujolpif.
— J’sais pas où vous l’avez déniché, m’sieur Pompidoche, déclare-t-il, mais c’est du sincère. Quelle belle année ! C’est là qu’on voit que le bon Dieu est moins vache qu’on le croit.
Pompidoche en pleure sous ses gros sourcils.
Il ne reste plus devant moi que la bonniche de la mercière et son cosaque. Elle, c’est une brune boulotte et niaise, ronde de partout ; lui un grand bidasse réjoui.
— Ravi que c’eusse t’été votre jour de congé, mon lapin, affirme le Gros. Je vous ferais bien un baisemain, mais c’est défendu pour les jeunes filles, d’après mon guide.
C’est alors qu’il m’aperçoit. Sa bouille se met à pendre de stupeur.
— San-A ! Si je m’attendais… Ah, ça, par exemple !
— Alors, on réceptionne sans son supérieur hiérarchique ? dis-je en m’efforçant de prendre une mine contristée.
Béru se tourne vers sa servante.
— Allez servir des drinques aux invités, Marthe.
Puis, me chopant le bras il murmure en refermant sa lourde d’un coup de talon :
— C’est un gala d’essai, San-A, te vexe pas. Je m’ai dit que rien ne vaut la pratique, alors j’ai organisé une réception pendant que ma Berthe est pas là !
Il recule d’un pas pour me permettre de l’admirer dans son ensemble.
— Qu’est-ce tu penses de ma tenue ?
— Dix sur dix, Gros.
— Avoue que si je serais sur le perron d’un château Louis-Quéquechose on me prendrait facile pour un comte ?
— Ouite ! réponds-je.
Il hoche sa belle tête persillée.
— On a beau dire, mais l’habit fait le moine. A l’intérieur de mon costard noir, je sens que ça me vient, l’aisance. Amène-toi par ici, tu vas pas en revenir.
Ayant passé le seuil de la salle à manger, effectivement je n’en reviens pas ! Il a mis les rallonges à la table. Il a repoussé celle-ci contre le mur. Il a étendu des journaux dessus. Et il a dressé un buffet de sa composition.
Gros rouge pour les messieurs, cidre mousseux pour les dames ! Saucisson à l’ail ! Filets de hareng ! Camembert tartiné sur des tranches de pain plus épaisses que l’annuaire des téléphones (Paris-banlieue).