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Déjà, les bergères, on se les disputait. On s’encornait férocement, comme des grands, avec plus de cruauté encore peut-être bien ! « Tu te rappelles, Antoine ? » Et comment que je me souviens de ces matins merdeux où j’allais à l’école comme à l’échafaud, regrettant mon lit, ma chaleur, M’man, mes jouets, mon enfance que de bons maîtres m’arrachaient grincheusement comme son duvet à un caneton !

Ah ! l’ont-ils bien plumée, ma jeunesse ! Bien épilée, mon insouciance, afin de m’enduire de leur beau savoir polycopié. De quoi vous faire prendre Montaigne en grippe, haïr Cicéron et compisser Pythagore !

« “Tu te rappelles, Antoine…” C’est leur enfance qu’ils regrettent, ces pommes ! Moi aussi, bien sûr. Mais ce que je regrette surtout, c’est de ne pas en avoir joui pleinement, totalement, librement. J’en avais qu’une et j’en ai fait don, bon gré, mal gré, à la Société ! Je l’ai étouffée dans des salles de classe, elle s’est recroquevillée sur des bouquins. Racornie, rabougrie, engueulée, punie, voilà ce qui lui est arrivé, parce que c’est ainsi que le veut l’Ordre établi. J’avais des rendez-vous avec la nature et j’ai posé (si j’ose dire) des lapins aux bois et aux champs, aux fleurs et aux papillons, au printemps et aux petites filles. Bon, d’accord, le Nil est le plus long fleuve du monde, la formule de l’acide éthylique c’est CH 3 COOH, et le Groenland appartient au Danemark, et ensuite ? Ça me les remplace, mes heures dorées à jamais perdues, de savoir ça ? Remarquez, mes profs, je leur en veux pas. Ils ont fait leur boulot. Il n’y a plus qu’eux qui le fassent bien, d’ailleurs, eux, les postiers et les étalons de haras. Oui, plus qu’eux ! Et ils ont du mérite avec les classes de maintenant cinquante moujingues ! Faut avoir le feu sacré, chapeau ! Le traitement lance-pierres en remerciement ! Héroïques, je vous dis ! Et ça continue de proliférer. On s’entasse, on s’empile, on se tient debout, sardines qui macèrent dans la bonne huile d’olive de l’instruction. On cherche des palliatifs puisque les écoles poussent moins vite que les lardons. On enseigne par radio, par télé, par correspondance, en morse, en braille, mais la marée monte toujours à l’assaut des groupes. Le jour viendra où faudra filer la bombinette sur les récréations manière de diminuer les effectifs ; ou alors le décréter inutile, l’enseignement, et les envoyer enfin cueillir les pâquerettes, ces pauvres mômes dont on encourage la fabrication et pour lesquels on fait si peu. Je me suis pointé au monde trop tôt, dans le fond !

Tout ça pour vous en revenir à cette magnifique Ecole de police, douillette, décorée, joyeuse, où l’on joue à redevenir écolier. C’est plaisant, de fréquenter la classe lorsqu’on se rase ni avant d’y aller et pas pendant ! Sous cet angle le pensionnat ressemble paradoxalement à des vacances.

Et puis il y a les camarades, c’est bon. Près de deux cents, ils sont, à Saint-Cyr. Décidément, ce saint est fait pour patronner les grandes écoles. Ce Cyr-là, c’est pas un triste sire.

Faites-moi confiance, j’attaque les aminches à propos des suicidés. Ça n’a rien de duraille, vu qu’on ne cause que de ces deux drames dans l’Ecole. Le premier mort s’appelait Castellini et il radinait de l’île de Beauté. Au début de la saison scolaire il était joyce et plein d’entrain, et puis voilà qu’il s’est mis à devenir tout chose, même que ses amis se sont inquiétés de cette mauvaise carburation. « Qu’est-ce que t’as, lui demandaient-ils, des peines de cœur ? » Mais il ne mouftait pas : un discret, un secret ! Il conservait son tourment pour lui. Dans les débuts il se rendait à Lyon, le mercredi soir, avec les autres, pour honorer son bon de saillie. Mais vite il a renoncé et s’est terré dans la pension Viens-Poupoule. Sa mort n’a surpris personne. Par contre, celle du deuxième, Bardane, intrigue et passionne davantage. Un vrai pinson, selon la rumeur publique. Simplement, le jour de son suicide, en fin d’après-midi, comme il quittait l’Ecole, il s’est produit on ne sait pas quoi qui lui a fait rebrousser chemin. Déjà, il était dans le bus, au terminus de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Tout à coup, les condisciples qui l’accompagnaient l’ont vu quitter le véhicule avant le départ de celui-ci. On lui a demandé s’il était malade, mais il a secoué négativement la tête et il est rentré. Il est monté dans son box et une heure plus tard un autre élève l’a découvert, tout raide sur son pageot, avec un flacon ayant contenu de la strychnine à son côté. Faut admettre que ça la fiche mal, non ? Bardane, il arrivait de Libourne. Tout comme Castellini, il était célibataire. Paraît que la Sûreté enquête dans son bled pour savoir s’il aurait pas eu des ennuis sentimentaux. Un célèbre psychiatre lyonnais, le docteur Blondepleur, assure qu’il a fait la dépression type. Ça prend comme ça, le coup de flou. Le ciel est bleu, les petits oiseaux sifflent la Traviata, vous partez pour bringuer un chouïa, dans votre slip des dimanches. Et puis v’lan ! Passe-moi l’éponge vinaigrée ! Y a un vilain déclic dans votre caberlot et une envie terrible de mourir vous saisit. Ça urge comme une colique. C’est dare-dare la corde, l’arquebuse, la mare aux canards, le gaz ou la fiole vénéneuse ! Un appel de l’au-delà, quoi ! Saint Pierre qui vous branche sur une V.A., comme disent les demoiselles des pététés. Priorité à la voiture montante ! Vous cavalez vous accrocher à la place de la suspension, ou bien vous enjambez le parapet du premier pont venu. Le suicide, c’est le seul acte philosophique, n’oubliez pas. Il a expliqué tout ça, le docteur Blondepleur. Lui, il a jamais eu envie de s’envoyer ailleurs pour voir s’il y était. C’est un optimiste.

Ce qui ressort de cette première prise de contact avec l’affaire, c’est que pour tout le monde le suicide ne fait aucun doute. On se demande pourquoi Castellini et Bardane se sont expédiés chez Plumeau en port payé, mais on ne doute pas qu’ils ne l’aient fait.

Le lendemain matin, on a successivement un cours de brûlure, un cours de coffres-forts et une séance de sondage d’opinion. Passionnant ! Je me demande si je vais pas du coup réclamer ma mise en disponibilité au Vieux pour m’offrir le stage complet. Les professeurs sont des commissaires tout ce qu’il y a de chouette et d’instruit. C’est pas le genre vanneurs ; ce qui me botte, c’est qu’ils font leur cours en copains.

C’est à l’heure du déjeuner, of course, que l’événement se produit. On entend un fracas dans la cour. Tout le monde court aux fenêtres pour voir de quoi il retourne.