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Nous apercevons la vieille traction pourrie du Gros dans un innocent platane. Ou plutôt c’est le platane qui se trouve dans la voiture, à la place qu’occupait naguère le radiateur. On se précipite. Le directeur de l’école, un homme grisonnant et courtois, est déjà sur place. Il s’informe. Béru, vaguement embêté, se présente et s’explique.

— Inspecteur principal Bérurier, c’est moi que je suis le nouveau professeur de bonnes manières dont vous êtes au courant !

Il désigne sa bagnole. A la place du pare-brise, il y a de vieux cartons depuis plusieurs années déjà.

— Avec ma vitrine en grand deuil, vous pensez que j’ai pas la vue sur la mer. J’ai voulu opérer un arc de cercle de façon et de manière à me ranger en père pendiculaire et peinard devant l’entrée, mais cet imbécile de platane ne m’a pas entendu survenir.

Il se penche sur l’automobile endolorie.

— Baste ! fait-il, Titine en a vu d’autres ; le jour où que je la mènerai chez le carrossier pour la faire toiletter, on s’occupera de toutes ses petites misères.

Il est sapé façon milord, Béru. Futal de gabardine grise, veste pied-de-poule, polo gris. Et, par-dessus tout ça, un imper dans les tons verdâtres, avec des épaulettes presque militaires et des boutons de cuir en matière plastique véritable.

Il s’ébroue, se racle les muqueuses et déclare :

— Rappelez-vous que sur la route ça pince, monseigneur !

Il rit très haut de son bon mot et enchaîne :

— Pas d’erreur, v’là l’hiver ; le moment est venu où qu’il va falloir se coller Coquette dans un paillon pour pas qu’elle s’enrhume !

Le professeur de savoir-vivre est arrivé !

CHAPITRE SIX

PREMIÈRE LEÇON DE BÉRURIER : ANNONCE DE LA NAISSANCE CHOIX D'UN PRÉNOM LES FAIRE-PART CHOIX DES PARRAIN ET MARRAINE LE BAPTÊME

Le nouveau professeur loge à l’Ecole, mais j’apprends par la rumeur publique qu’il est descendu au Café du Coq et du Beaujolais réunis, charmant établissement de village, lequel cumule les fonctions de palace, d’auberge, de bistrot, d’épicerie et de bureau de tabac. Bien entendu, le Gros ignore ma présence dans l’Ecole puisque aussi bien il se croit réellement appelé à de hautes fonctions pédagogiques.

Sa venue a fait sensation. Chacun se demande qui est cet olibrius au parler si pittoresque, aussi la salle des conférences dite « salle capitulaire » est-elle pleine à craquer lorsque, à 20 h 15 tapant, Sa Majesté opère une entrée de grand style. Auparavant, que je vous décrive les lieux.

Les murs sont garnis de boiseries gothiques et des bancs achèvent de donner à ce vaste local une ambiance de temple. Mais le culte qui va bientôt s’y célébrer n’aura rien de religieux, croyez-moi ! Sur une large estrade, se dresse la chaire du professeur. Elle est encadrée par deux tableaux noirs (qui maintenant sont verts) tandis qu’un écran réservé aux projections occupe le mur du fond.

Vous mordez le topo ? Bien. Donc, à l’heure prévue, l’exactitude étant la clé de sol des usages, l’inspecteur principal Alexandre-Benoît Bérurier (de Paris) pénètre dans la grande salle. Il s’est mis en frais : son complet bleu, sa chemise blanche, un nœud papillon noir, un porte-documents de crocodile sculpté dans du polyester. Le directeur l’accompagne. Il est un peu pâlichon, Alexandre-Benoît. Le froid, peut-être ? Nous nous levons à l’entrée des deux hommes. Le dirlo a le regard malicieux derrière ses lunettes cerclées d’or. J’ignore ce que le Vieux a pu lui bonnir, sans doute lui a-t-il expliqué que ces cours de savoir-vivre constitueront en fait un heureux dérivatif pour les élèves. Toujours est-il qu’affranchi ou pas, le patron de la boîte joue le jeu.

— Messieurs, attaque-t-il, de plus en plus le policier moderne est appelé à jouer un rôle important dans la société, c’est pourquoi l’Administration a décidé de pousser votre éducation jusqu’au raffinement, en vous proposant d’étudier les bonnes manières avec un professeur hautement compétent. J’ai le grand plaisir de vous présenter l’inspecteur principal Bérurier.

Je fais la claque, entraînant mes compagnons dans une ovation monstre qui redonne des couleurs au brave Béru. Il fait une courbette, sort un mouchoir de sa poche et s’en tamponne le nez, oubliant qu’il s’en est servi en cours de route pour nettoyer ses bougies. Le bout de son pif devient aussitôt d’un beau noir cambouis. Le Gros glisse alors le mouchoir dans la poche supérieure de son veston, ainsi qu’il l’a vu faire au cinoche par feu M. Jules Berry.

— Merci, merci, balbutie-t-il, n’en jetez plus, la cour est pleine !

— J’espère que ces cours vous seront profitables, ajoute le directeur, et que, grâce à l’inspecteur principal Bérurier, vous deviendrez les uns et les autres des gentlemen accomplis pour le plus grand prestige de la police française.

Là-dessus, discret, il se retire. Voilà donc la Béruroche au pied du mur. Dans mon coin je n’en perds pas une broque. C’est de la minute savoureuse, mes chéries. Ça se déguste, des instants pareils.

Le Gros nous défrime d’un œil lourd, vigilant.

Puis il monte sur l’estrade et jette son porte-documents sur le bureau.

Avant de s’asseoir il se cure l’oreille au moyen d’une allumette, remet la bûchette dans sa boîte et prend la parole.

— Les gars, harangue-t-il, je préfère prévenir tout de suite que je suis bonne pomme, mais sévère à propos d’en ce qui concerne la discipline. La matière dont je suis chargé d’enseigner est délicate, je peux pas me permettre de tolérer. Vu ? Bon, vous pouvez le poser !

Nous nous asseyons. Mes condisciples échangent des regards stupéfaits. Béru s’en aperçoit et déclare avec virulence :

— Je sais : y a des certains parmi vous qui sont, du point de vue grade, mes supérieurs hiéraltiques ; seulement ici j’en ai rien à branler. Les choses étant ce caleçon, en ma qualité d’enseigneur j’exige le respect sans conditions.

Un des nôtres ne peut contenir son hilarité. C’est un grand rougeaud avec de la barbe. Bérurier le fustige d’un index impitoyable.

— Dites donc, le mec au piège à macaroni, l’interpelle-t-il, allongez-moi un peu votre blaze !

— Jean Kikine, m’sieur le professeur, je suis d’origine russe, le chambre le polisson.

— Et vous avez quel âge ?

— Trente et un ans !

— Mes compliments ! Au piquet, tout de suite ! enjoint Béru.

C’est l’hilarité. Mais la colère du Gros est une sorte de séisme. Il va déloger le barbu de son banc et le pousse vers le tableau noir.

— Les mains au dos ! précise-t-il. Et si ça se renouvellerait, je me verrais forcé de prendre des sections, compris ?

Le calme se trouvant rétabli, Sa Majesté essaie d’ouvrir son porte-documents. Hélas ! dans sa vigueur dévastatrice le malheureux bloque la fermeture à glissière de la serviette. Il a beau s’escrimer dessus, il ne gagne pas le moindre millimètre.

Comme il sent frémir les rires à fleur de classe, soucieux de sauver la face, il tire un couteau de sa poche et pourfend la serviette comme on éventre un lapin.

— La maroquinerie, de nos jours, elle est plus ce qu’elle était, commente-t-il. Voilà un porte-documents tout neuf que je m’ai acheté hier au tout-à-un-franc de mon quartier et déjà il déclare forfait !

Il extrait de la pochette ainsi dépecée le manuel fatigué de sa comtesse.

— Tout est là-dedans ! assure le Triomphant en montrant l’ouvrage à ses élèves. Quand vous aurez appris les deux cents pages que voici, les gars, vous pourrez sortir sans votre bonne !

Il s’humecte un doigt, saute la préface du livre et casse celui-ci à une page déterminée.