« Avant d’aborder le chapitre de la première communion, je veux encore causer de la politesse des enfants vis-à-vis des vieillards. Ne jamais tolérer qu’ils se paient leur frime, qu’ils leur tirent la langue ou leur tripotent la barbe, brèfle qu’ils leurs fassent des misères. Si vous seriez faibles sur ce point, un jour vous en subiriez les conséquences et vos enfants vous mettraient une avoinée. Or, les beignes, c’est pas comme les saumons : ça ne doit pas remonter le courant. »
Il arrache son chapeau et s’évente. Puis il entame une deuxième bouteille. Pendant qu’il boit, la porte s’entrouvre légèrement et le visage flamboyant de Mathias paraît. Le Rouquin parcourt l’assistance du regard. J’ai l’impression que c’est à moi qu’il en a. Je me soulève légèrement afin de me signaler à son attention. Il m’avise alors et me fait un signe véhément pour m’inciter à le rejoindre. Tiens, tiens ! y aurait-il un petit coup de Trafalgar en puissance ?
Sans réfléchir, je me lève pour quitter la classe. Le professeur Bérurier ne l’entend pas de cette oreille et m’interpelle avec virulence.
— Eh, Fleur de Neige, où vous allez comme ça sans perme ?
— C’est m’sieur le professeur de trous de balles qui me réclame, plaidé-je.
Le Gravos, qui n’a pas vu Mathias, fulmine :
— Ah vraiment ! Y a des collègues qui se permettent de jeter la masturbation dans ma classe ! Faudrait que je leur apprenasse les bonnes manières à eux aussi, probable.
Et, furax, il s’élance vers la porte qu’il atteint avant moi.
En reconnaissant Mathias, ses yeux s’écarquillent.
— De quoi, de quoi, bafouille l’Enflure. Toi z’ici !
Le gars Mathias joue les plus-surpris-encore et ces messieurs se font part de leur promotion mutuelle.
Moi, élève respectueux, j’attends la fin des congratulations deux pas en arrière.
En me découvrant dans son dos, Bérurier hoche la tête.
— C’est à lui que t’en as, Rouillé ? demande-t-il à son honorable collègue.
— Deux mots à lui dire, si tu permets, fait Mathias.
Le Gros opine sombrement.
Il souhaite le bonsoir-à-demain au camarade rouquin, puis, avant de retourner à sa chaire, me lâche en pleine face :
— Ecoute, San-A. Je pige pas encore à quoi rime ce micmac, mais j’ai dans l’idée qu’il y a du foireux dans l’air. Au cas où tu déciderais de m’épargner une mort cruelle par excès de curiosité, viens m’affranchir ce soir dans ma piaule.
Il rentre doctement, me laissant fort marri.
— Moi qui croyais à la vertu de ma transformation, soupiré-je pour masquer mon désappointement.
Ça n’amuse pas Mathias.
— Tu as du neuf ? m’enquiers-je.
Il fait la grimace.
— Un type a téléphoné toute la journée chez moi en me réclamant. Il a dit à ma femme qu’il rappellerait à dix heures précises. Il paraît qu’il avait un accent étranger et la voix tranchante.
— Et ça te tourmente tant que ça ! fais-je, un peu dérouté par sa panique.
M’est avis que cette aventure lui cogne sur le coccyx et qu’il va devenir le roi de la chocotte-minute !
— Ce qui m’inquiète, murmure l’Incendié, c’est qu’on s’en prenne à ma femme, dans son état.
Je le réconforte avec humeur.
— On ne s’en prend pas à elle, eh ! pomme à l’eau ! On se contente de te réclamer, ce ne sont tout de même pas des voies de fait, ça, que je sache ! De plus, rien ne prouve que ce personnage qui souhaite te parler ait de mauvaises intentions. Au contraire, je trouve son insistance rassurante. Lorsqu’on a essayé par deux fois de refroidir un homme, on ne se met pas à bigophoner chez lui à tout-va !
Il en convient.
— Tout de même, soupire le futur papa, j’ai une arrière-pensée, monsieur le commissaire. Et je vous connais suffisamment pour croire que vous en avez une aussi, ajoute le malin.
Je regarde ma breloque. Elle dit neuf heures dix.
— Il faut combien de temps pour aller chez toi, hombre ?
— Un quart d’heure à peine.
— Bon. Je vais attendre la fin du cours ne pas donner l’éveil, et je t’accompagnerai.
Sa bouille fluorescente met la sauce.
— Ce que vous êtes gentil, m’sieur le commissaire.
Je le quitte pour regagner ma place.
Sa Majesté délirante est en pleine première communion. Il me défrime à peine. Son mépris est ma punition. Il semble décidé à me faire payer cher mes cachotteries.
— Messieurs, fait-il avec emphase, si je me référencie à mon manuel, voici ce que je lis à propos du repas de première communion.
Il se défriche les ficelles et lit :
La garniture de table est blanche, vaisselle, cristaux, tout est blanc. Une garniture florale très virginale et très printanière consiste en branches de pommier, de cerisier, d’aubépine.
Sur la table, une très jolie décoration consiste en un gros cygne de porcelaine blanche, dont le dos forme cache-pot. On placera à l’intérieur une azalée blanche. Les mets sont blancs aussi. Voici quelques-uns des plats que l’on peut servir à cette occasion : velouté aux perles, radis blancs, poisson sauce blanche, poulet au blanc, fromage blanc et œufs à la neige…[5]
Ulcéré, il rejette son livre.
— Alors là, les potes, faut pas charrier. La garniture virginale, c’est bon pour la Veillée des Chaumières. Beaucoup de premiers communiants au moment de monter à l’autel ont déjà grimpé la bonne ou exploré le hangar à missiles des copines de maman. Je sais qu’en ce qui me concerne, c’est la semaine d’avant ma communion justement que j’ai emmené Zigomar au cirque en grande première mondiale.
Il plisse ses bons yeux crapauteux. Décidément, il est en veine de souvenirs, le Béru, ce soir.
— Ça s’est passé de la manière suivante, dit-il. A la sortie de l’école, j’allais draguer près du hangar, au bord de la rivière, où le boucher saignait ses bestiaux. La viandasse, ça m’a toujours attiré. Je lui passais ses outils au louchébem et, en remerciement, il me filait un bol de sang chaud, ce qui, pour les enfants, est un fortifiant de première ! Une fois, le voilà qui me demande d’aller chez lui chercher sa lampe-tempête, biscotte la nuit tombait. Je cours tout droit à la boucherie. Personne dans le magasin. J’entre dans l’arrière-boutique, je fais toc-toc, mais on me répond pas. Alors, sur ma lancée, je monte au premier et qu’est-ce que j’avise ? Mme Martinet, la bouchère, à poil devant son armoire, qui se prenait des altitudes à la Bardot. Une belle femme, malgré sa forte moustache. Un dargif large comme le coffre d’une bagnole américaine, avec des jambons poilus et une de ces paires de Bergougnan à bretelles qu’on aurait pu faire du campinge dessous ! Elle m’avait pas entendu venir et continuait de jouer les stars ; probable qu’elle se prenait pour Marlène Dietrich, devant sa glace, et qu’elle s’imaginait entre les brancards du beau capitaine de spahis enjôleur dans « les Portes du désert ». Moi, Béru, j’en tirais une ramoneuse d’un mètre vingt ! Je m’ai mis à souffler si fort qu’à la fin elle m’a découvert. Au début elle a chiqué à l’indignée et voulait me torgnoler la frite, rapport que j’étais un petit sournois vicelard, voyeur et tout. Mais elle a lu dans mes carreaux la commotion que je venais d’éprouver. Les femmes, qu’elles soyent bouchères ou Simone de Beauvoir, elles attrapent au vol les frissons qui nous sortent de la peau.