« “C’est donc la première fois que tu vois une femme nue, petit brigand ?” qu’elle s’est mise, à roucouler.
« “Oui, m’dame”, je balbutie, avec plus assez de bave pour jacter distinctement.
« “Et quel effet ça te fait, misérable ?”
« Comme j’en trouvais pas une à rétorquer elle a voulu se rendre compte par elle-même, de l’effet que ça me faisait. Du coup, elle s’est mise à m’appeler petit homme. Et moi à manœuvrer comme si j’en aurais été un. A douze ans c’est méritoire, non ?
« Lorsque j’y ai rapporté sa lampe-tempête, au boucher, en remerciement il m’a donné une corne de la génisse qu’il venait de dépiauter. Je l’ai conservée, en souvenir.
« Eh bien, quelques jours plus tard, on me refilait le Bon Dieu sans confession. Parce que vous vous doutez bien que j’allais pas casser le morceau au curé qu’était un familier de la boucherie lui aussi ! Imaginez un peu de ce que ç’aurait été si madame ma maman s’était lancée dans le virginal et le printanier pour la cérémonie ! A quoi ç’aurait ressemblé l’aubépine en fleur, le cygne blanc avec une azalée dans le prose et la boustifaille immaculée pour un petit audacieux de mon espèce, je vous le demande ? D’autre part, la tortore blanche, à mon avis c’est pas une trouvaille. J’ai horreur de jaffer dans le pâlichon. Un repas sans viande rouge et sans sauce au vin, les gars, c’est du régime et on ne fait pas de régime à un repas de première communion.
« Voyons un peu la fin du repas.
« En ce qui concerne les blagues salées, pour les raconter, il suffit d’attendre que le gamin soye aux vêpres. Les vêpres, à mon idée, ont été inventées pour que les invités puissent débloquer après le dessert sans choquer le communiant. »
Béru s’éponge le front.
— Ne pas oublier le sérieux de la cérémonie. Par exemple, à l’église, éviter de plaisanter le gosse quand il revient de communier et qu’il passe à promiscuité de votre chaise. Ne pas lui dire « Alors, tu dégustes, Auguste », même s’il s’appelle Auguste, ce qu’incite à la rime.
« Dorénavant, l’église permet de petidéjeuner avant de communier ; mais je recommande de pas exagérer. Juste une bricole ; deux œufs au jambon ou une côtelette froide sur le pouce, avec un léger coup de gnole pour se donner de l’allant et se purifier le toboggan. La communion, n’oublions pas, c’est un sacrement et si on veut se préparer des bons-primes pour le paradis, plus tard, vaut mieux opérer dans le consciencieux.
« En dehors de ça, poursuit l’Inépuisable, quels sont les cadeaux qu’on peut faire à un premier communiant ? »
Il recramponne son livre.
— Là-dessus, voilà ce qu’ils causent : Livres de piété : Imitation de Jésus-Christ, Imitation de la sainte Vierge, Introduction à la vie dévote, les Cantiques de Saint-Sulpice, etc.
Relevant le blair, Béru affirme avec une moue énergique :
— Trop sérieux ! Un premier communiant c’est un gamin, faut pas lui flétrir le juvénile avec de la lecture morose. J’ai dans l’idée que le môme sera beaucoup plus joyce avec un Meccano, une panoplie de Zorro ou le jeu de Sport-Dimanche.
Sa Majesté descend de l’estrade, les mains aux poches, en boitillant à cause de son genou meurtri. Il marche dans nos rangs comme Napoléon dans un bivouac à la veille d’une bataille.
— Des gens imbéciles, déclare l’Hénorme, s’amusent à faire picoler le premier communiant au déjeuner. C’est ignoble. Le premier communiant a une journée chargée et ne peut pas supporter l’alcool. Par conséquent, il ne doit se ramasser une peinture que le soir. Et même alors éviter les mélanges que son estom’ supporterait pas. Si c’est dans la bourgeoisie que ça se roule, faut le beurrer au champagne. Chez les modestes, on se le fait au rouge bouché, de préférence. Pas de blanc ; ça énerve. Et, quand le petit gars est schlass, chambrez-le pas en lui disant : « Dis donc, Bébert, heureusement que le Jésus savait marcher sur les eaux, parce qu’avec ce que t’as éclusé y se paierait une hydrocution. » De la dignité jusqu’au bout !
Le Gravos se plante devant moi et me virgule un long regard fulmigène. Puis il lève les bras en un grand geste je-vous-ai-compresque.
— Je vais conclure, les mecs.
Il se produit une brise chargée de déception.
— Déjà, soupire la classe.
Le brave Béru regarde sa montrouze.
— Je pourrais encore tartiner pendant des plombes sur la matière, mais faut savoir circoncire son sujet.
« En résumé, trémole-t-il, c’est l’enfant qui fait l’homme.
« Alors dressez bien vos mômes et tolérez ceux des autres. Filez-leur des mandales quand ça ne va pas droit. N’hésitez jamais à les priver de dessert, surtout s’il y en a pas beaucoup et si vous l’aimez ! Inculquez-leur que la vie est à tout le monde et que pour bien vivre il faut être libre et avoir de quoi bouffer. L’important, c’est pas de posséder un service à poisson, mais d’avoir du poisson, c’est pas d’avoir un manche à gigot en argent dans un écrin, mais d’avoir le gigot sur la table. Apprenez-leur à ne pas avoir peur, les gars, jamais : ni de l’eau froide, ni des filles, ni des Chinois. Ne leur donnez pas trop de pognon, ne les fringuez pas trop bien. Laissez-les croire en Dieu, des fois qu’Il existerait. Et surtout — mais alors, là, j’insiste — aidez-les à se marrer autant qu’ils voudront, autant qu’ils pourront. Faut pas lésiner : le Vermot, la poudre à éternuer, les casseroles à la queue des chiens, la cuillère fondante, le concours de pets, les bouquins de San-Antonio, le zoo de Jean Richard, les dragées à l’ail, la blague du petit garçon qui va acheter des préservatifs chez le pharmago et qui dit « donnez-moi z’en de toutes les tailles, c’est pour ma grande sœur qui part en autostop », les calembours, les clowns, les ministres à la téloche, bref, tout ce qui est humoristique doit être employé pour leur dilater la rate.
« Après le cœur, c’est ce que l’homme a de plus précieux, la rate ! Là-dessus, je les mets. Tchao, les gars. Et à demain ! »
CHAPITRE NEUF
DANS LEQUEL IL SE PASSE DES CHOSES PAS BANALES
Dans sa voiture, Mathias me raconte sa vie lyonnaise. C’est la préface à ma visite chez lui. Il m’explique les lieux, les êtres. Il loge chez son beau-dabe, lequel est toubib rue Vaubecour, dans le quartier de Bellecour, le plus smart de la Cité de la soie[6].
Le docteur Clistaire est un spécialiste des troubles vibrospongieux. On vient de loin pour le consulter. C’est lui qui a écrit ce fameux traité sur le bitounage de la glande mécédonienne dans le plissement péritonique : pour vous le situer !
Je pige, à travers le blabla de mon Rouquin, qu’on ne doit pas rigoler tous les soirs chez les Mathias. Sa belle-doche est présidente honoraire-adjointe de la ligue du culte, vice-sous-trésorière de l’œuvre des enfants décalcifiés, secrétaire générale des protégés à part entière, doyenne du comité des anciens concierges émasculés et fondatrice de la société d’encouragement à l’intromission platonique. Des gens du monde, en somme !
L’appartement occupe tout un étage et comporte deux entrées, l’une à gauche, l’autre de face. Le toubib réside dans la partie noble, Mathias et sa femelle dans l’autre, plus modeste.
En grimpant l’escadrin nous rencontrons des personnages funèbres, vêtus de sombre, à la face blafarde et au regard rétractile. Ils montent chez le toubib et sonnent modestement à la double porte centrale, tandis que mon compagnon, pour sa part, toque à la lourde de gauche.
— Y a réception chez ton beau-dabe ? m’étonné-je.
— Une petite réunion, fait-il d’un ton gêné.
6
Locution évitant la répétition. Lyon est la Cité de la soie, Marseille la grande cité phocéenne, Paris la ville-Lumière, Lille la grande cité du Nord, etc.