Выбрать главу

Une personne jaune, maigre, creuse et grisonnante de tifs ouvre la porte aux visiteurs nocturnes.

— Ta belle-doche ? susurré-je.

— Non, la gouvernante.

Notre porte à nous s’écarte légèrement et je découvre, par l’entrebâillement, une personne pas plus tarte qu’une autre. Une vingt-sixaine d’années, les cheveux châtains séparés par une raie, un visage ramassé d’où pointe un nez couvert de taches de rousseur, telle se présente Mme Mathias.

Elle porte son enfant par-dessous une robe-sac, avec beaucoup de courage et de dignité. On sent, au premier coup d’œil, qu’elle a été élevée chez les bonnes sœurs (pas toujours si bonnes qu’on le dit), qu’elle a une licence de droit, qu’elle aime broder les nappes, qu’elle va à la première messe le dimanche, qu’elle s’occupe de l’arbre de Noël de la paroisse, qu’elle sait préparer le thé, qu’elle sait le boire (avec un nuage de lait), qu’elle ne lit pas Céline, qu’elle ne va au Théâtre des Célestins que lorsqu’on y joue du Claudel et qu’elle se fait habiller par la couturière de sa maman, dont la mère habillait déjà sa grand-mère.

Présentations. Elle me décerne un pâle et prudent sourire en me proposant une main un peu sèche, que j’humidifie d’un rapide baisemain.

— Vous êtes très aimable de vous déranger, monsieur le commissaire, murmure-t-elle, je crois que Xavier s’est alarmé pour rien.

Je mate mon ex-subordonné.

— Tu te prénommes Xavier ? m’étonné-je.

— C’est mon second prénom, bafouille l’Incendie. Ma femme l’a préféré à Raymond.

Ce détail confirme mon impression selon laquelle le gars Mathias n’a pas choisi la liberté le jour où il a drivé miss Clistaire jusqu’à la mairie.

On me fait entrer dans un petit salon meublé en Louis XVI décapité. Les médaillons des fauteuils sont plus usés qu’une banquette d’autobus espagnol, on voit la trame des tapis et le tain de la glace à trumeau ne vaut guère mieux que celui de la servante que j’ai aperçue un instant plus tôt.

— Comment trouvez-vous mon appartement ? s’inquiète le Rouillé.

— De grande classe, mens-je, tout en me disant qu’il n’y a vraiment pas de quoi se mettre la queue en trompette pour ces vieux bouts de bois défraîchis.

La pendulette de la cheminée, dont le motif représente une déesse allongée dans une attitude récamière, se met à sonner dix coups. Mathias et sa pondeuse se regardent. Elle a beau chiquer que son jules prend des vapeurs pour pas grand-chose, elle semble dans ses petits chaussons, la fille du toubib.

— Il ne va pas tarder, balbutie-t-elle.

— Quelle voix avait votre correspondant ? je demande.

— Une voix autoritaire, glacée, très désagréable.

— Votre mari m’a parlé d’un accent étranger.

— Oui, à moins qu’il ne s’agisse d’un zozotement.

— Que vous a-t-il dit, exactement ?

Elle pose son chargement dans la bergère et murmure :

— Il m’a demandé M. Mathias. Je lui ai répondu qu’il était à l’Ecole de police.

« L’homme m’a alors déclaré qu’il devait joindre Xavier d’urgence et il a raccroché sans un mot. »

La pendulette à déesse, qui ne lésine pas, nous remet une nouvelle tournée de dix coups cristallins.

— Ensuite, poursuit dame Mathias, l’homme a rappelé.

— Longtemps après ?

— Une demi-heure environ. Il m’a dit qu’il préférait ne pas téléphoner à l’école et m’a demandé à quelle heure il pourrait joindre Xavier ici. C’est cela, comprenez-vous, qui m’a troublée.

« J’ai commencé à poser des questions. Mais l’homme m’a interrompue sèchement : “Il s’agit d’une chose importante dont je ne parlerai qu’à lui seul. Dites-moi quand je pourrai le joindre.” » 

Elle fronce les sourcils.

— C’était sans réplique. J’ai répondu qu’à dix heures Xavier serait sûrement rentré. L’homme a alors déclaré : « Va pour dix heures ! » et il a raccroché comme la première fois.

Je branle le chef.

— Mathias devait rentrer à dix heures ? m’étonné-je.

Le Rouquin m’affranchit.

— Madame Mathias et moi devions aller au cinéma.

Elle l’interrompt, soucieuse de préserver sa réputation.

— On donne « les Miracles de Lourdes » à la salle paroissiale, précise-t-elle.

— Et du coup vous avez renoncé à cette délicate projection ? déploré-je.

— Nous n’avions pas le cœur à ça, lamente la jeune personne.

Un instant s’écoule. La pendule marque dix heures cinq et ma montre dix heures dix.

— Votre croque-mitaine ne paraît guère épris d’exactitude, remarqué-je.

Comme je dis ces mots, un chant bizarre retentit de l’autre côté de la cloison. Cela ressemble à des incantations.

Je virgule un coup de périscope à Mathias qui rougit.

— C’est la télévision ! murmure-t-il.

Je ne réponds rien, mais je n’en pense pas moins. Le chant continue, il y a la voix ânonnante d’un récitant, qui se tait pour morfler une bordée de répons. Quand le chœur a bien bredouillé, le récitant recommence, toujours sur le mode incantatoire.

— Si c’est la télé, dis-je, ils doivent passer une émission sur le vaudou en Afrique noire.

On frappe soudain quelques coups de poing à la cloison.

— Et ça, je demande à Mathias, tandis que sa bergère nous sert une liqueur de fabrication maison, c’est le fantôme de service ?

— C’est belle-maman qui appelle sa fille.

Effectivement, Mme Mathias répond à ce signal par d’autres coups convenus. Une gravure représentant le curé d’Ars à motocyclette en trembille dans son cadre noir (lequel, à la façon dont il saute, doit sortir de Saumur).

— Vous prendrez bien un peu de vin d’orange ? me gazouille la jeune femme.

— Volontiers, m’empressé-je en appréhendant le pire.

Les apéros faits main, je m’en méfie comme de l’ipéca. Ils vous filent la gueule de bois et vous brûlent la tripaille. Et puis, leur drame, c’est qu’ils sont sucrés.

Elle nous tend deux petits verres misérables dont le contenu n’étancherait même pas la soif d’un canari.

— Et toi, mon bébé, bébêtifie Mathias, tu n’en prends pas ?

— Dans mon état, qu’elle fustige, en faisant un regard comme deux taches d’encre, tu plaisantes ?

Encore une qui croit que faire un gosse est un truc exceptionnel. Selon moi, il n’a pas suffisamment mis l’accent là-dessus, le Gravos, lors de sa première leçon. Moi, elles m’agacent, les bergères qui jouent les Jeanne d’Arc parce qu’elles ont cent quarante de tour de taille. On dirait qu’elles mijotent le prochain rédempteur, le superman toutes catégories chargé de nous tirer du merdier une fois pour toutes ! Elles parlent de LEUR ETAT avec plus d’emphase que Charles Quint parlait des siens. Et la famille attendrie, attentive, admirable, fait chorus à voix mouillée. Elle suinte des recommandations. Elle est prête, elle renaît par moujingue interposé. Elle s’affaire, elle s’effare, elle s’efforce. Les mamans surtout, qui bonnissent comment ça s’est passé pour elles et qui, oubliant qu’elles ont pondu un pauvre contribuable, transcendent leur exploit intra-utérin.

— Excuse-moi, mon bébé, se liquéfie-t-il. Nous allons boire à ta santé.

Je lève mon dé à coudre.

— Et à celle de la petite merveille que vous allez nous donner, déclamé-je avec recueillement.

Ma doué ! Heureusement que le godet a la taille poupée. J’ai déjà bu du vin d’orange, mais de l’aussi dégueulasse, jamais. Ça me rappelle une potion que Félicie m’avait administrée « pour les vers » quand j’étais à la maternelle. C’était si mauvais que j’avais gardé la bouche ouverte pendant dix minutes pour essayer de faire évaporer. Un truc nauséabond et pernicieux, infect jusqu’au bout du tolérable. Mais efficace, ça oui. Mes vers, comment qu’ils avaient déménagé en vitesse, les malheureux ! Hiroshima, qu’on leur jouait là avant la lettre ! Verboten ! Le départ définitif ! Ils ont jamais plus voulu en entendre causer de ce milieu atroce. C’était du terrain impossible, ravagé pour toujours, et je me demande même s’ils oseront se hasarder dans ma carcasse, les astèques, lorsque je serai bouclé dans mon lardeuss amidonné. J’en doute. On doit avoir une littérature parlée ou rampée chez les asticots pour se raconter les endroits radio-actifs.