Il boit son second verre et place une traînée rouge sur sa cravate grise.
— Nous voilà devant sa porte : une seule à l’étage, je te fais remarquer, avec paillasson grand luxe comportant les initiales de la dame. Au lieu de sortir ses clés, elle sonne. Et qu’est-ce qui nous ouvre ? Un larbin en gilet rayé.
« “Bonjour, madame la comtesse”, qu’il fait, l’esclave.
« Moi je mate la dame, un peu siphonné sur les bords.
« Elle me sourit.
« “Comtesse Troussal du Trousseau”, elle se présente. Et de me faire entrer dans un salon où ce que tous les meubles avaient l’air de descendre de cheval. On a beau être républicain de bas en haut, on est toujours impressionné par la noblesse et le style Louis XV, faut reconnaître. Le blaze à tiroir, ça produit son petit effet même à l’époque des missiles et des demi-sels. J’en oubliais d’allonger mon pedigree et ça la tracassait, la comtesse.
« “A qui c’est que j’ai l’honneur de causer ?” qu’elle me susurre, à bout d’impatience.
« Je manque de m’étrangler, d’autant qu’y avait aux murs toute une flopée de mirontons peints à l’huile (Lesieur vous l’offre) qui me détranchaient méchamment comme une concierge matant un toutou en train de se soulager sur son paillasson des dimanches. Des gus pas frivoles du tout, avec des nazes et des yeux pointus. C’est ça qui caractérise la gentry, Gars : elle est pointue.
« Empêtré, je me dis “T’as gaffé, Gros. Convoyer une comtesse jusqu’à sa niche sans s’être nommé, ça fait rotule.” C’est pourquoi je me casse en deux dans le sens de la longueur et je dégoise en prenant ma voix enchanteresse numbère oane : “Alexandre-Benoît Bérurier, Mahame.” C’est dans ces cas-là, mon pote, que tu félicites papa de t’avoir cloqué un prénom composé. Ça compense un brin la sécheresse de ton blason. Un tiret c’est peu de chose, mais c’est déjà comme qui dirait un cousin issu de germain de la particule, t’admets ? »
J’admets volontiers et je le laisse poursuivre, puisqu’il est en pleine verve.
« “Bérurier, Bérurier, qu’elle gazouille, ne seriez-vous t’y point apparenté aux Montgoulot du Bérurier-Viandox de la branche cadette ?”
« Tu parles si je saute sur l’occase à pieds joints.
« “Exactement, ma comtesse, je m’empresse. Je serais comme qui dirait un petit-neveu en provenance du garde-chasse du château.” Tu comprends, San-A, je tenais à garder tout de même mes distances. Un peu de raisin bleu, je dis pas, ça fait fripon. Mais particulé à part entière j’ai pas osé. L’idée du garde-chasse elle m’est surgie d’un film anglish intitulé l’Amant de lady Chatte à lait. La comtesse, j’ai cru qu’elle piquait sa pâmoison fin de race sur le canapé.
« “Seigneur, comme c’est romantique”, qu’elle gloussait. “J’en ai le cœur qui bat.” Alors tu sais ce qu’elle a fait ? Elle m’a pris la pogne et s’en est fait un cataplasme, histoire de me prouver comment qu’il cognait, son palpitant. J’ai profité pour palper l’emballage et m’assurer que ses pare-chocs à poumons sortaient pas de chez Dunlopillo. Mais mes craintes étaient pas fondées : du sincère, c’était. Avec de la tenue.
« “Mais c’est vrai, qu’il se trémousse, vot’ guignol, ma comtesse”, je m’apitoie. “Faut pas vous mettre dans des états pareils que vous risquez de choper une sale bricole dans le genre infrastructure du myocarpe.” Et tout en causant je lui joue la paluche vadrouilleuse. Elle était à la fête, la comtesse. Jusque z’alors elle n’avait rencontré que des gus qui lui faisaient l’amour à la troisième personne du singulier et avec des apostrophes. Le côté chichis, ça va quand tu croques chez le sous-préfet, mais dans les tête-à-tête c’est restrictif, fatalement. Y a des instants délicats où tu dois laisser causer la bête, et même la bébête ; sinon c’est le sensoriel qui en pâtit. A partir du moment où tu déclames à une dame : “Est-ce que vous permettassiez que je vous embrassasse ?”, au lieu de lui rouler d’autor la galoche prometteuse, ça coupe l’élan. Tu gardes le petit doigt levé quand tu tiens ta tasse à thé, pas quand tu visites le monte-charge d’une souris. L’amour, ça se fait à pleines mains, ou alors c’est plus que de la causerie de salon ! »
Là-dessus, Bérurier commande une troisième tournée.
— Elle est belle, ta comtesse, Gros ?
Il a un petit rire de ventre.
— Si je te la décrirais, tu me croirais pas, San-A. Tiens, fais une chose : viens déjeuner avec moi chez elle et tu constateras par tes propres moyens !
— Je suis gêné, dis-je. Débarquer ainsi à l’improviste chez une personne de son rang, ça n’est guère dans les usages.
— Minute, murmure Béru en sortant de sa poche un ouvrage surmené muni d’une couverture de maroquin.
Il se met à le feuilleter fébrilement. J’incline la tête pour lire le titre, à l’envers.
— Encyclopédie des usages mondains, épluché-je. Où as-tu pris ça, Gros ?
— C’est ma comtesse qui me l’a refilé.
Il potasse un instant sa nouvelle Bible, puis la referme d’un geste claquant.
— Effectivement, dit-il, c’est mieux de prévenir, je vais y filer un coup de turlu pour lui demander la permission de t’amener.
Il se lève, réclame un jeton et va parlementer avec sa gente dame. Pendant sa brève absence, je feuillette le guide des convenances. Il est signé Ghislaine de Noblebouf et date de 1913. Je tombe sur la rubrique « Devis des layettes ». Ça va de la layette à 25 fr (1913) pour les bébés pauvres, jusqu’à la layette à 2 000 fr destinée aux bébés riches. Plus loin, je trouve un chapitre intitulé « L’art de dire un monologue » et, plus loin encore, la liste des cadeaux qu’on peut faire à un prêtre. M’est avis, mes amis, que si notre Béru arrive à assimiler tout ça, il finira au Quai d’Orsay ! Cette comtesse, ça m’a l’air d’un fameux Pygmalion, dans son genre. En tout cas elle s’est lancée dans une œuvre titanesque ! L’éducation du Gros, vous parlez d’une croisade !
— Banco ! mugit mon subordonné en revenant du bigophone, elle nous attend.
Il me file un coup d’œil critique et hoche la tête.
— T’es en prince de Galles, mais pour le déjeuner c’est tolérable, affirme-t-il doctement.
CHAPITRE DEUX
DANS LEQUEL BÉRURIER ME CONDUIT DANS LE TEMPLE DES BONNES MANIÈRES. ET COMMENT IL S'Y COMPORTE
Tandis que nous roulons de conserve en direction de la rue de la Pompe, Béru continue de me faire le panégyrique de sa noble conquête.
— Tu vois, San-A, me fait-il en mordillant une allumette, c’est pour ainsi dire la Providence qui l’a filée sur ma route, cette frangine. Depuis qu’elle m’a pris en pogne, je suis comme qui dirait la chenille qui devient papillon.
Il écrase d’un pouce vrilleur la larme qui hésitait à sa paupière.
— Tu sais qu’elle me fait suivre un régime !
Je songe aux trois beaujolpifs qu’il vient d’écluser et je lâche un incrédule « Pas possible ! » qui le survolte.
— Parole d’homme ! Quand je jaffe chez elle, c’est la tortore style grillades-citron-biscotte, tu vas voir.
Il masse le ballon de rugby qui tend son grimpant.