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— Faut admettre que c’était temps que je me ressaisisse, moi aussi. Avec cet œuf de Pâques qui ne fait que croître et embellir, d’ici quelques années il m’aurait fallu un rétroviseur pour prendre des nouvelles de Coquette !

— Elle est mariée, ta comtesse ?

— Veuve ! Son vieux a chopé la myxomatose en Indochine où il était colonel.

Bérurier lisse le bord de son bitos entre le pouce et l’index.

— Ce qui est intéressant à constater, murmure-t-il, c’est comment une personne du grand monde peut se montrer à tel point salace dans l’intimité. Voilà une dame qu’est née avec un blason sur ses langes et qui te place un contre-écrou sur la chenille mieux qu’une professionnelle.

Je l’écoute et ma curiosité se développe comme une fleur de papier japonaise dans de l’eau. J’ai hâte de lui présenter mes respects, à sa madame la comtesse dévergondée. Pour qu’elle se soit entichée du Gros, faut croire qu’y a un vice de forme à la base. Il me cache du pitoyable, Béru, sinon je m’explique pas. Elle doit avoir un pied-bot, du strabisme convergent, une gibbosité et une maladie napolitaine en supplément au programme, je suppose. Ou alors elle est centenaire et il a oublié de le mentionner. A moins qu’il ne s’agisse d’une aventureuse. Une téméraire qui remplacerait les émotions du safari coûteux par un dressage de Béru grand style ; pourquoi pas ? Tout les dégoûts sont dans la nature, y a qu’à se baisser pour en prendre !

— Quel est son prénom ? je demande encore.

Il hausse les épaules.

— Elle me l’a pas dit, avoue l’Enflure.

Je manque en avaler ma pomme d’Adam.

— Tu fais des parties d’extase avec cette rombière et tu ignores son prénom ?

— Textuel, Gars.

— Mais alors, dans les moments de félicité, comment l’appelles-tu ?

Il me regarde d’un œil étonné.

— Ben… Madame la comtesse, c’te couennerie ! A quoi ça servirait de tringler dans le grand monde si t’appelais une comtesse ma guenille bleue, comme la première femme de copain venue !

Effectivement c’est un larbin en gilet rayé qui nous ouvre. Un vieux, bien maigre, bien anguleux, bien momifié, avec des favoris, le teint jaune et le râtelier mal arrimé (on dirait qu’il a un protège-chailles, comme les boxeurs). Les rayures de son gilet devraient être en travers, ça ferait plus squelette.

— Salut et fraternité, Félicien ! lance le Gros pour me montrer qu’il est un familier tout ce qu’il y a de familier.

Le larbin amorce une courbette. Pas un muscle de son visage parcheminé ne bouge, c’est plus possible. Quand il clabotera, il aura fait le plus gros de son vivant. Le monde est plein de gens comme lui qui, à peine adultes, se mettent à mourir consciencieusement. Ils se vrillent, se recroquevillent, se déshydratent, s’embaument aimablement, silencieusement. Leur tête de mort remonte à la surface. Au jour « J », y a pas de déchet.

Le dénommé Félicien réprouve visiblement la familiarité du Gros. Ces manières sans-gêne, il est pas habitué. Il sert dans la noblesse depuis Philippe le Bel alors, à force, il est passé de l’autre côté de la grosse veine bleue, fatal ! Sans compter que ses aïeux, cochers, lingères, cuisinières ou jardiniers ont bien dû copuler avec les titrés, non ? Pendant la virouze du Chevalier de Jérusalem par exemple, vous pensez bien que les larbins se sont mis à prendre la Bastille à tempérament dans les alcôves.

Faut être objectif et pas nier l’évidence sous prétexte qu’elle est choquante. Qu’est-ce qui ressemble le plus à un membre du Jockey-Club (excepté un autre membre du Jockey-Club) si ce n’est son valet de chambre ? Troquez le gilet de l’un contre le monocle de l’autre et vous verrez ! Des frangins ! Y a qu’un plumeau qui les sépare. Je suis en train de paumer ma clientèle monoculée en écrivant cela ; mais peu importe, la vie est courte et j’ai plus le temps de ne pas dire ce que je pense !

D’un pas de rhumatisant stoïque, Félicien nous drive jusqu’à une double porte enrichie de moulures fromageuses. Il toque d’un index dont la jointure est cornée à force.

— Oui ? fait une voix forte et bien timbrée.

Félicien ouvre et annonce :

— Monsieur Bérurier et une autre personne !

Le Gros est ému, un peu pâle, c’est-à-dire que son teint violet a baissé d’un ton. Il me file un coup de coude dans le baquet. Nous sommes deux gladiateurs sur le point de pénétrer dans l’arène… Ave Caesar, morituri te salutant.

Nous entrons. Le Gros veut me laisser le passage, puis se ravise et fonce en même temps que moi ; scène classique, Méliès la réalisa avant lui. Il accroche sa poche à la poignée de la porte. Un craquement sinistre et la poche pend, ce qui revient à dire qu’elle a abdiqué ses fonctions de poche. Ce n’est plus qu’un lambeau d’étoffe sous un trou.

Ça fait sacrer Béru avec plus d’éclat que Charles VII (saint Jehanne d’Arc, priez donc pour lui).

— Mon cher, vous vous oubliez ! morigène la voix.

— Y a de quoi, ma comtesse, plaide le Gros ; un costard tout neuf que j’ai payé une fortune !

Je m’avance vers la bergère (Louis XV) dans laquelle se tient celle du Mastodonte. Je découvre une personne, ma foi, plutôt agréable. La comtesse Troussal du Trousseau est une quinquagénaire d’une cinquantaine d’années, comme dirait un fabricant de locutions pléonasmatiques. Elle est dodue sans excès. Le regard clair, les cheveux blanc-bleu. Ses lèvres ont un soupçon de rouge et elle n’a aux joues que de la classique poudre de riz. Elle me dévisage et me sourit en me présentant une main que je m’empresse de baiser. Ma perplexité atteint son point culminant. Comment cette dame a-t-elle pu s’enticher de mon ami Béru, voilà un mystère qu’il ferait bon éclaircir.

— Je te présente madame ma comtesse ! tonitrue le Gravos, lequel, oubliant son complet endolori, a retrouvé sa figure radieuse.

— Mon ami, proteste la dame, il semble que vous n’ayez pas encore étudié sur votre manuel le chapitre des présentations. Sinon vous sauriez qu’on ne présente une dame à un monsieur que lorsque la dame est très jeune et le monsieur très âgé.

Sa Majesté rougit.

— Vu ! réalise mon compagnon. En conséquence, j’ai l’honneur de vous présenter le commissaire San-Antonio en chair et en os, avec toutes ses dents et son teint de pêche.

Puis, se tournant vers moi :

— Ainsi que j’eusse l’honneur et l’avantage de le faire impulsivement, revoilà donc la comtesse Troussal du Trousseau, Gars. Comme tu peux l’apprécier, c’est pas un lot à réclamer, mais de la femme de classe, éduquée de partout. T’as maté la réaction de Mahame à l’instant ? Ah ! l’étiquette, elle la colle pas sur ses pots de confiture, je te jure !

Je souris à la dame. Celle-ci a le regard indulgent derrière une expression sévère.

— Doux ami Bérurier, sermonne-t-elle, vos excès de langage sont fâcheux. Le parfait gentilhomme doit s’exprimer sobrement, avec mesure et discernement.

— Ainsi soit-il ! conclut le Gros. Je suis bien d’accord avec vous, ma comtesse. Seulement si le gentilhomme cause que pour balancer du sensé, il doit pas l’ouvrir souvent. Je sais pas si vous avez remarqué, mais dans l’existence y a que deux phrases de vraiment valables : « Je t’aime » et « J’ai soif ». Sorti de là, tout le reste c’est de la dentelle baveuse !

Elle condescend à sourire et, le menaçant du doigt, murmure :

— Vous êtes un cas, bel ami ! Savez-vous ce que vous devriez faire pour m’être agréable ?

Le Béru ne se sent plus.

— Et comment que je le sais, ma poule ! Le Monologue à moustaches, hein ? Et puis la Crémière en folie et le Petit Garçon de l’ascenseur, comme hier soir ? J’ai bien vu que ça vous bottait !