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La porte du salon s’entrouvre et ma brave femme de mère apparaît, radieuse.

— Mais oui, c’est lui ! qu’elle s’exclame.

Le visiteur l’a surprise en pleine cuistance. Elle a eu que le temps d’ôter son tablier mauve, M’man. Mais y a encore des traces de farine à ses poignets.

Par-dessus son épaule, j’aperçois Mathias, le roi du labo. Le Rouquin nous a quittés depuis quelques mois, il est allé se marida à Lyon avec une pécore rencontrée aux sports d’hiver et il a demandé sa mutation, sa dame se refusant à habiter Paris. Comme le dit si justement un proverbe d’entre Rhône et Saône : « Qui quitte Lyon perd la raison », et elle tenait à pas faire roue libre, la jeune Mme Mathias.

— Quelle bonne surprise, vieux lâcheur ! je m’exclame.

Jamais il a été plus roux, Mathias. Ou alors c’est l’oubli qui commençait à le blondir dans mon souvenir. Une vraie botte de carottes ! Depuis qu’il est naturalisé lyonnais il se fringue dans le sérieux. Costard gris sombre, trois-pièces, chemise blanche, cravate vert bouteille (pour Lyon c’est tout indiqué). Le vert, ça rend bien avec son chalumeau. Il tient un bitos sur un genou, ses gants beurre rance sur un autre. On sent tout de suite le gars en voie d’achèvement. Placé sur son orbite une fois pour toutes.

— Comme je suis heureux de vous revoir, monsieur le commissaire, il effusionne.

— Alors, c’est bon, le mariage ?

Comment arrive-t-il encore à rougir, c’est un mystère, ou plutôt un miracle.

— On s’y fait, sourit-il.

M’man qui lui avait servi un porto m’en verse un d’autorité et s’éclipse discrètement, ravie de pouvoir se rapatrier dans sa cuisine. J’ai idée qu’il s’y mijote du gratiné.

— Des mômes en perspective ?

Cette fois il devient couleur brique.

— Oui. Ce sera pour janvier.

— Avec les Rois, je badine (tout en me demandant à quoi il va bien pouvoir ressembler, le petit roi mage à Mathias). Et les copains lyonnais, accueillants, oui ?

— Très gentils.

Pourquoi une ombre vient-elle d’obscurcir ce Van Gogh vivant qu’est Mathias ? Son regard fauve se voile. Il passe un doigt énervé entre son cou et son col de chemise.

— Tu travailles au laboratoire, là-bas ?

— Non, depuis deux mois je suis professeur à l’Ecole de police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or.

Je le complimente d’un sifflement admiratif.

— T’es en route pour l’Institut, bonhomme. Et, tu leur enseignes quoi, aux élèves commissaires ?

— L’identification par les trous de balles.

— Professeur de trous de balles, c’est pas commun, apprécié-je. Ça doit faire riche sur une carte de visite. Dis voir, tu vas croquer avec nous, j’espère ?

— Je ne voudrais pas vous déranger.

— Ne joue pas les hypocrites ! Tu es venu ici sans ta femme ?

— Oui. Dans son état, vous comprenez…

— TU AVAIS DES AFFAIRES À RÉGLER ?

Il se racle la gorge et déclare :

— C’est vous que je suis venu voir.

Ça me la coupe. Je pressens illico du compliqué.

J’écluse mon porto car je suis un peu comme Béru : un verre plein m’agace toujours.

— Tu as des malheurs ?

Il me regarde d’un œil cloaqueux. Une mèche couleur feuille morte pend devant ses taches de rousseur frontales. Il sent le rouquin ; c’est une odeur puissante et belle qui réveille un auditoire. Y a des tas de conférenciers qui gagneraient à être rouillés.

— J’ai peur, monsieur le commissaire.

Le mot est tout ce qu’il y a d’incongru dans sa bouche. Mathias a beau être un homme de laboratoire, se colleter avec des loupes, des éprouvettes et des agrandisseurs photographiques, il n’a rien de la mauviette.

— Raconte !

— Tout a commencé la deuxième semaine de mon arrivée à l’Ecole de police. Un soir, je m’étais attardé dans mon labo. Au moment précis où j’en sortais, j’ai entendu un cri en provenance de l’étage supérieur. Une masse sombre est passée devant moi dans la cage d’escalier et s’est fracassée en bas. Il s’agissait d’un élève commissaire. Pourquoi ai-je eu l’impression, ou plutôt la certitude, que quelqu’un l’avait poussé par-dessus la rampe ? Toujours est-il qu’au lieu de dévaler les marches je les ai escaladées quatre à quatre.

— Le réflexe du poulaga, c’est bien ! approuvé-je. Et après, mon enfant ? Dites-moi tout !

— Je n’ai rien vu d’insolite. Le dernier étage est celui des transmissions, il n’y avait personne, certaines portes se trouvaient fermées à clé. Alors je suis redescendu.

— Le plongeur d’élite ?

— Mort : enfoncement de la boîte crânienne.

— L’enquête ?

— On a conclu au suicide. Dépression.

— Je ne pige pas encore ce qui motive ta peur.

— Ça fait deux fois qu’on manque de me tuer, monsieur le commissaire.

Il a un léger tic, Mathias : une joue qui tremble.

— Tu es sûr ?

— Vous pensez ! La première fois, ç’a été le lendemain du suicide en question. Comme je m’apprêtais à monter dans ma voiture une auto a démarré en trombe et m’a foncé droit dessus. Je n’ai eu que le temps de plonger par-dessus mon capot, vous trouverez encore une estafilade dans la carrosserie de ma R8. La seconde tentative a eu lieu dans le labo de l’école. On avait mis du salpétrum de bougnazal dans le flacon qui devait contenir du locdu en poudre. Au moment où j’ai procédé à la manipulation, il y a eu une explosion terrible.

Il me montre la paume de sa main gauche, toute noircie.

— Un miracle ! J’aurais dû y rester.

Il y a un silence. Tout cela est effectivement très troublant.

— Le fond de ta pensée, Mathias ?

On dirait un grand garçon sage. C’est le genre toujours premier-en-classe. Les bons points, les tableaux d’honneur et les diplômes ont été inventés pour les gars de son espèce.

Pas de génie, mais une grande faculté d’absorption cérébrale. Pas de fantaisie, mais une immense application. Il n’attend de la vie que ce qu’elle peut lui donner : une situation stable, une épouse non stérile, une maison à la campagne et les palmes académiques. Il est académique lui-même. Content de vivre, d’être rouquin et de se rendre utile.

— Le fond de ma pensée, monsieur le commissaire, le voici. Quelqu’un a assassiné l’élève. Ce quelqu’un a cru que je l’avais aperçu, ou bien que je m’étais rendu compte qu’il s’agissait d’un assassinat. Maintenant il me redoute et veut me supprimer. Vous ne croyez pas que j’ai raison ?

— Hypothèse valable, Votre Honneur ! Tu as parlé de tout cela aux Lyonnais ?

Il secoue son incendie de forêt portatif.

— Non.

— Pourquoi ?

Il tarde à répondre, mais déjà j’ai pigé. C’est un prudent. Il sait qu’une carrière survit difficilement au ridicule et il ne veut pas risquer de passer pour une pomme en jouant les héros de série noire. Des fois qu’il se gourerait ? Des fois qu’il serait victime de sa gamberge ? Hein ? Il préfère risquer sa peau en douce, à la sauvette, comme un bourgeois risque trois francs au tiercé dans un autre quartier que le sien.

— J’ai préféré vous en parler d’abord, biaise-t-il.

— Tu as bien fait, approuvé-je, on va raconter tout ça au Vieux après le déjeuner.

Ça le tourmente, le Brasero. Il craint des conséquences. Faut dire que les coups fourrés à l’intérieur de la Grande Maison, c’est pas souhaitable. Y a des maçons qui se construisent des maisons, mais pas beaucoup de policiers qui font des enquêtes pour leur usage personnel. Un poulaga, avant tout, c’est un fonctionnaire, faut que ça soit sage, et calme, que sa frime se confonde avec le gris des murs, c’est du matériel d’Etat, quoi ! Y a des primes en fin d’année, des distinctions en fin de carrière, des éloges posthumes pour récompenser les plus caméléons.