« “On dirait que t’es tombé sur un morceau filandreux ?” qu’elle déplorait, Berthy. Je la rassurais : “Non, non, une vraie rosée, ma poule !” J’avais déjà croqué le pied lorsque l’idée m’est venue que l’autre chaussette était peut-être tombée aussi dans la marmite. Ça m’a paralysé ; je mourais de les voir repiocher dans le plat. Je m’attendais qu’ils ramenassent l’autre. Je pouvais plus claper. Quand on cause de suspense devant moi, je pense illico à ce fameux dîner. Favier et sa bourgeoise se sont léché les cinq doigts et le pouce ! Il affirmait, mon vénéré boss, que jamais il n’avait dégusté une merveille semblable. “N’est-ce pas, Bérurier ?” Il me prenait à témoin. Moi, j’étais aux prises avec la jambe (car je portais, hélas ! des chaussettes montantes à c’t’époque). Je croquais misérablement mon écheveau de laine du Pingouin pendant que ces vaches liquidaient la platée. Ce qui m’encourageait c’était de me dire que, ma chaussette terminée, je pourrais enfin m’octroyer une vraie porcif afin de faire passer le reste. J’activais pour les rattraper, me servir avant qu’ils raclassent le plat.
« Ils en avaient déjà pris quatre fois, les ogres, quand madame Favier a eu pitié. “On dévore alors que Bérurier ne s’est même pas resservi”, elle a dit. Je l’eusse embrassée. Elle s’est emparée de la louche.
« “Vous permettez que je vous resserve, Bérurier ?”
« “Avec joie et plaisir, madame !” que j’empresse.
« Elle racle alors le fond de la gamelouze et floc ! Qu’est-ce qui me tombe dans l’assiette ? La deuxième chaussette ! Enfin, il valait tout de même mieux qu’elle m’échoive à moi ! N’empêche, les gars, que ceux qui n’ont jamais bouffé deux chaussettes de laine au même repas ne peuvent pas se rendre compte de ce que ça représente. Des chaussettes tricotées par ma vieille, avec de la laine brute, pleine de suint !.. »
Il frissonne, hoche la tête et conclut :
— C’est depuis cette aventure que je m’ai mis à porter des socquettes !
Il se lève, va à la porte, l’ouvre, sonde le couloir désert et revient à sa chaire, l’oreille basse.
— Ma comtesse aura été retenue, lamente-t-il. Dommage pour vous, les gars. Elle vous aurait filé une belle leçon de maintien. Enfin…
Il feuillette son ouvrage dévasté.
— A table, quelquefois, vous êtes tentés de mettre de la boustifaille dans votre vague en révision du lendemain. Dites pas le contraire, c’est humain. Dans ces conditions, soyez prévoyants et munissez-vous d’une pochette en plastique.
« Ou alors, faites comme moi, glissez la cuisse de poulet ou la côte de mouton, que vous avez décidé d’embarquer, dans votre blague à tabac. Comme ça, le gras ne souille pas vos vêtements et il parfume votre tabac !
« Après la bouffe, les invités, drivés par les hôtes, se rabattent au salon pour le tord-boyaux et les cigares. En général, les bonshommes se mettent entre eux pour causer de leur boulot, et les nanas entre elles pour confidencer sur leurs amants. Car c’est ce qui différence les bonshommes des bonnes femmes. Les matous parlent de fesse avant la briffe et les bergères après.
« A l’apéro, ils se chuchotent leurs esploits matelassiers, les Julots. D’entrée. “Tu sais que je me suis levé un mignon petit lot au coup de reins bouleversant, Albert ? Une brunette qui te fait la chandelle romaine comme pas deux ! Et partouzarde avec ça ! Une vraie petite parisienne.” Ou encore : “Tu l’as toujours, ta garçonnière de Neuilly, Paulot ? Tu pourrais me la prêter ? J’ai en ce moment une petite bourgeoise timide que le mot hôtel la fait cabrer comme une jument devant un épouvantail”… Tout ça avant la jaffe. Pendant ce temps, les dames, elles, elles causent chiftir. C’est la petite boutique « amusante » qui vient de s’ouvrir aux Chamzés ; le deux-pièces imprimé de la collection Fanny Seiger qu’elles ont repéré et qu’elles voudraient en bleu au lieu d’en rose ; le bibi tout simple qui vaut une fortune, les nouveautés de chez z’Hermès, crocodileuses de bas en haut… Pas un mot sur la bagatoche. Prudence, les mectons sont encore trop lucides. Mais sitôt qu’on a quitté la table, les voilà qui se racontent leurs parties de jambes en l’air, les chérubines. Et comment qu’il vous secoue bien le prunier, le petit Robert, comment qu’il est outillé pour l’extase, le nombre de fois qu’il peut recommencer jusqu’à ce qu’on demande grâce. Et depuis quand « c’est fini » avec Mario ; la bonne affaire que c’était, mais les complications qu’il vous causait avec sa passion encombrante et ses coups de grelot un temps pestifs. Elles s’étalent, une fois expédiée la prunelle d’Alsace, ces dadames. Elles se mettent l’intime à jour. Après leurs amants, c’est leur dentiste, leur pédicure ou leur gynécologue. Les mâles, ils en sont aux effets reportés, aux investissements. C’est plus le dargeot qui les occupe, mais le foncier. Les hommes, dans le fond, ce sont des polissons du premier degré, en surface, pas longtemps, juste pour dire, pour se faire croire que c’est un signe de souveraineté absolue de pisser sur l’évier. Tandis que les souris, elles, ce sont les vraies vicieuses. C’est bien ancré en elles, le fignedé : bien latent, la bagatelle. Une gonzesse est toujours une femme à hommes ; tandis qu’en réalité un mec est très rarement un homme à femmes ! Le vrai homme à femmes, vous voulez que je vous dise ? Eh bien c’est au moment des cigares qu’on le détecte. C’est celui qui, au lieu de se mettre dans le groupe des hommes, reste dans celui des femmes. La minute de vérité, elle a lieu aux liqueurs, les gars, rappelez-vous-z’en ! Au moment où ces pommes-à-l’eau causent d’augmentation de capital, de répartition des dividendes et d’actions en baisse, le futé qui s’occupe des frangines au lieu de Péchiney-Progil, il a la gagne pour lui. Et les femmes le remarquent. Mieux que ça : elles le reconnaissent.
« Avant d’en finir avec les réceptions ordinaires, je vous donne deux conseils encore : si vous renversez votre verre de calva sur le canapé ou si vous brûlez un coussin avec votre cigare, ne poussez pas de cri d’orfèvre. Vous attendez un moment, et puis vous mettez le coussin à l’envers, c’est aussi simple que l’œuf de Jean-Christophe Averty. Voilà pour le premier.
« Le second est beaucoup plus important. Si vous seriez invité tout seul chez un couple d’amis et que le mari s’en aille avant vous, attendez un petit quart d’heure avant de culbuter la patronne pour si des fois il aurait oublié ses clés. »
Sa Majesté promène sa langue violette sur ses lèvres asséchées.
— Maintenant, faut envisager les grandes réceptions. Elles sont rares, mais elles se produisent quèquefois. Bon. Supposons que vous receviez un jour le nonce apostolique, le comte de Paris ou la princesse Margaret. Vous dites aux autres invités de se pointer un peu en avance. Et puis, quand ils se sont défringués de leurs manteaux et de leurs bitos, qu’ils ont éclusé un gorgeon de champ’, vous descendez avec eux pour attendre l’illustre invité. Vous les postez devant la loge de la pipelette, sur deux rangs, et vous, vous attendez sur le trottoir.
« Dès que la bagnole se pointe, vous bondissez à la portière. Vous ouvrez pas, le chauffeur est payé pour ça, mais vous tendez la main au nonce, au comte ou à la princesse pour l’aider à s’estraire. Si ce serait le nonce, une supposition, vous genouflexez un chouïa en disant bien cérémonieusement : “Mes respects, mon nonce, venez vite, le gigot est déjà au four.” Pas de bévue surtout, pas d’étourderie. Allez pas lui demander pourquoi qu’il est venu sans sa femme ni comment vont ses enfants. Vous l’escortez jusque dans l’immeuble. Et là vous lui présentez les autres invités en commençant par les plus importants. Exemple : “Le comte de Chèque-Postal, le baron du Camelot, le chevalier du Tatevain, etc.” Et puis vous le filez dans l’ascenseur, tout seulâbre, pour pas le promiscuiter. Vous lui dites : “Appuyez sur le bouton du cintième, mon nonce, et vous prenez pas la soutane dans la porte, vous resteriez coincé entre deux étages.” Dès que l’ascenseur a déhotté, vous et les autres, vous cavalez dans l’escadrin. Le duraille, c’est d’arriver avant la cabine pour en ouvrir la lourde.