« Si c’est le comte de Paris qui se pointe, dites-lui pas “Bonjour, m’sieur le comte”, car c’est presque un faux comte, vu qu’il est prince. Malgré votre tempérament républicain, vous y allez de l’échine en forme de toise, et vous disez : “C’t’un grand t’honneur pour moi d’accueillir Votre Principauté dans mon modeste trois-pièces avec salle d’eau.”
« Puis vous procédez comme avec le nonce.
« Pour la princesse Margaret, vous mettez plus de douceur.
« Vous lui bisez la pogne, puisqu’elle est marida, et vous lui dites : “Mes hommages, princesse, c’est gentil d’avoir accepté mon invitation. Voilà des années que je mourais d’envie de vous connaître. Je m’ai tout de même décidé avant que vous devinssiez trop vioque.”
« Vous faites les présentations, et puis vous montez dans l’ascenseur avec elle pour la manœuvre. Une fois dans la cabine, faut que vous enlèveriez votre béret. Vous lui causez pendant que ça monte : “Et Madame votre sœur, elle habite toujours Buquinjame Palace ? Ses enfants vont bien, oui, y a pas eu de rougeole dans la nurcerie cet hiver ?”
« Pour le dîner, bien sûr, l’invité de marque, il a la place d’honneur, à droite de la maîtresse de maison si c’est un homme, ou à votre droite si ce serait une gonzesse. Recommandez bien à votre bourgeoise, des fois qu’elle serait bêcheuse, de pas s’offusquer si l’invité numbère oane lui fait du pied. Qu’elle aille pas lui filer une mandale, la grincheuse, sous prétexte que c’est un vieux mironton à passions. Qu’elle comprenne bien que c’est un honneur, en somme, de se faire racler l’escarpin par un personnage illustre. Quant à vous, la Margaret (ou la reine Juliénas, ou la princesse Grasse) chambrez-la molo. Pas de blagues corsées ! Du madrigal : “Belle princesse, ce que j’aimerais que vous me fourbissiez la roture !” ou bien : “Quand on vous regarde, on se croirait dans un conte de fées. A vous admirer, on peut pas s’imaginer que vous allez aux vécés comme tout le monde !” N’ayez pas peur de la flatter. Depuis sa naissance, elle est entourée de mecs qui lui passent la brosse à reluire, alors faut pas craindre d’en rajouter ! »
Bérurier se tait, s’étire, bâille, regarde l’heure et se lève. Il vient au bord de l’estrade et nous sourit.
— Je vais mouler sur les réceptions. Mais faut que je vous recommande une chose qu’est pourtant contre-indiquée par mon manuel. Là-dessus, ils disent qu’on présente les gens sans faire d’allusions à leurs professions. Je ne suis pas d’accord. Un jour, commak, dans une réunion d’aminches, y avait un monsieur qu’on m’avait dit juste son blaze sans préciser ce qu’il faisait. Au bout d’un moment, je me mets à déblatérer sur les conseillers financiers, en faisant remarquer que s’ils connaissaient leur boulot ils seraient pas conseillers, mais milliardaires. Personne mouftait. Alors je le prends à témoin, le quidam que je vous dis. « Vous me permettrez de réserver ma réponse, qu’il me fait, vu que je suis conseiller financier ». Evitez ce genre de coups fourrés. Et allez-y loyalement. « Je vous présente monsieur Duchnock, qu’est sculpteur sur éponges. Et voici monsieur Frotefort qui a une entreprise de nettoyage de passages cloutés ». Ou encore, pour les dames : « Permettez-moi de vous présenter madame Belloignon, la maîtresse du préfet. Monsieur Kélaibel, l’amant en titre de la présidente Brocemoy. » De cette manière, aucune gaffe n’est possible. Ou alors faudrait le faire exprès !
Comme le Somptueux achève cette forte péroraison, on toque discrètement à la lourde. Le Mastar devient d’un pourpre riche et chatoyant.
— La v’là ! balbutie-t-il, grisé, je vais crier d’entrer et, tous en chœur, les mecs, on se pousse un vibrant : bonjour madame la comtesse, vu ?
Nos deux cents têtes simultanément branlées font un bruit soyeux d’envol de colombes.
— Entrez ! crie Sa Dévotion.
Et tous, ensemble, unis dans une pareille ferveur béruréenne, nous hurlons :
— Bonjour, madame la comtesse !
La porte s’entrebâille sur le chétif, le ruiné, le fripé Dupanard.
L’homme de peine (pour une fois à l’honneur) entre d’une démarche louvoyante de stupeur, regarde ces faces ardentes tournées vers lui comme des volubilis vers le soleil et fait passer sa chique de sa joue droite à sa joue gauche comme si, brusquement, il doutait de sa saveur.
La joie de Béru se mue en rogne noire.
— Dites donc, Duconnard ! interpelle-t-il, depuis quand on entre dans une salle en plein cours ?
— J’ai un pli pour m’sieur Nio Sanato, bêle le fossile.
— Qu’est-ce que c’est que cette bête ! tonitrue Sa Rondeur, laquelle a déjà oublié ma fausse identité.
Je me dresse.
— C’est moi, m’sieur !
Lors, l’Affreux s’apaise, comme la mousse du lait quand on ferme le robinet du réchaud à gaz.
Je saisis l’enveloppe que me tend Dupanard. Elle contient la photographie d’un garçon d’une trentaine d’années, au regard sage. Il a des cheveux sombres coiffés à la Belmondo, une fossette au menton et des lunettes cerclées d’écaille. Une languette de papelard dactylographié est collée sur la photo. Je lis : « Inspecteur Abel Cantot ».
Ça me fait vibrer le grand zygomatique, mes sœurs. Et il y a de quoi car cet Abel Cantot n’a rien de commun avec celui qui séjournait à l’école et qui a disparu ! Voilà que tout à coup, ça s’éclaire au néon dans ma tronche.
Il est un peu joyce, votre San-Antonio bien-aimé, mes loutes, car il se faisait un sang d’encre de Chine, pendant que le Béru enrichissait le savoir de ces jeunes hommes. Il est présent malgré sa discrétion, le cher commissaire. En ce moment il s’efface derrière le Gros parce que c’est Béru le pôle d’attraction, mais il n’en pense pas moins. Et il ne vous oublie pas, croyez-le.
Il vous fait un peu languir exprès. Machiavel ! Le désir s’accroît quand San-A recule ! Le comble de la politesse, c’est de savoir céder sa place, n’importe où, fût-ce dans un livre.
Je viens de tout piger : Abel Cantot était inscrit à l’Ecole. La bande de terroristes l’a intercepté en cours de route et l’a remplacé par un faux Abel Cantot.
Seulement deux élèves de la pension pébroque connaissaient le vrai : Castellini et Bardane. Ils devaient être au courant pour le premier et se sont empressés de le culbuter par-dessus la rampe avant l’arrivée ici du Cantot number two ; mais ils ignoraient qu’un second élève le connaissait également. En réalisant, dans le car, la supercherie, Bardane a compris qu’il se passait quelque chose de grave. Peut-être même a-t-il fait une association entre cette usurpation d’identité et le « suicide » de Castellini ? Toujours est-il qu’après être descendu du car, il a commis une imprudence qui lui a été fatale. Laquelle ? Ça reste encore à définir, en tout cas un coin du voile se lève, comme on dit dans les romans plus mauvais encore que les miens[27]. Dupanard s’en va.
Béru frappe férocement sa table du poing afin de ramener le calme et de récupérer mon attention.
— Citoyens ! clame le Tribun, l’incendie est clos, on continue ! Je vais passer maintenant à la rubrique du savoir-vivre de l’automobiliste vu que, comme je vous le causais voici un instant, la bagnole occupe une place pondérante dans la vie moderne.