« “A la fin, tranche Bérurier, mon camarade se décide”. Quatre cents tickets ! Il fait un chèque et rentre chez lui pendant que le marchand va s’occuper de la carte grise. Et qu’est-ce qu’il trouve, en arrivant, sur le carreau de sa cuisine ? Sa bonne femme raide morte. Asphyxiée ! Le lait, en bouillant, avait éteint la flamme de la cuisinière à gaz. Le lendemain, il est allé demander au marchand de lui racheter l’auto, vu qu’il n’avait plus le cœur aux randonnées grisantes. Ça a donné ceci :
« “Etant donné les circonstances, je ne peux garder cette auto”, sanglote Camille.
« Le garagiste se torche un bout de larme.
« “Humainement, je vous comprends, dit-il. Mais les affaires sont les affaires, j’ai des frais généraux.”
« “Je vous en supplie, reprenez-la-moi !”
« “Bon, ça va, je suis pas un ogre. Voyons un peu la marchandise.”
« Le marchand se met à tourniquer autour de la charrette, à ausculter dedans comme s’il l’aurait vue pour la première fois.
« “Quelle horreur, elle est aubergine ! Vous savez que c’est jamais demandé, une couleur pareille. Ça se faisait y a dix ans… Et puis dites, vous entendez le moteur, comment qu’il bat la breloque. Il a de l’asthme ou de l’emphysème ! Je parie qu’on a foutu de la sciure dans le pont pour pas qu’il chante ! Et les boudins, dites ! On voit plus le dessin ! Combien qu’il marque le compteur ? Huit mille ! Faut pas me la faire, on a remis l’horloge à l’heure, mon petit vieux ! Si vous feriez à pinces la différence entre ce qu’elle marque et ce qu’elle a déjà parcouru, vous vous useriez les flûtes jusqu’aux genoux ! Une 63 ? Mais non, une 62 puisque juin fait partie du Salon précédent ! Sans compter les gnons qu’elle a dû prendre ! Tenez, cette aile est repeinte en rouge vif, vous êtes sûr que ça n’était pas une voiture de pompiers ? Voyons, qu’est-ce que je peux vous offrir de ce tas de tôle ?… Disons cent quatre-vingt mille, puisque vous êtes dans le malheur !”
« “Mais, qu’il se pâme, Sim Camille, je payée quatre cents ! Et elle n’a pas quitté le garage !”
« “Et alors, j’y peux quelque chose si vous êtes la reine des pommes ?”
« Donc, prenez vos précautions, exhorte Béru. »
Il va pour indiquer le moyen de répression idéal lorsqu’on frappe à la porte. Lors, outré, il bondit en hurlant à pleines bronches :
— Cette fois, c’est scié ! Je vais te lui botter les noix à ce vilain tordu ! Faudrait voir à pas prendre ma classe pour une pissotière ! T’as compris, Enflure ! brame-t-il en délourdant.
Il se tait, anéanti.
La comtesse Troussal du Trousseau est là, couverte de bijoux de la taille aux cheveux.
CHAPITRE QUINZE bis[28]
DANS LEQUEL BÉRU ET SA COMTESSE PASSENT EN REVUE LES USAGES MONDAINS JUSQU'À CE QUE LE GROS ÉPROUVE UNE TRÈS CUISANTE DÉSILLUSION
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a mis le paquet, la comtesse ! Tous ses atours ! Tous ses diadèmes ! C’est vitrine de Van Cleef a elle toute seule. Elle en a partout : au cou, au front, aux dix doigts, sur le buffet, à la pointe des boîtes à lait, aux poignets, aux avant-bras, à la ceinture, aux oreilles, dans les tifs. Elle miroite, Mme Troussal du Trousseau. Elle scintille, elle néone, elle embrase, elle irradie, elle étincelle, elle flambe, elle postillonne des reflets, dans sa carapace de joncaille, de diams et de perlouzes. C’est un feu d’artifice. Toute la lumière, elle se la gobe par capillarité avant de la répandre, enrichie, ennoblie, réduite en poudre de feu.
Elle rutile sous les cailloux rares. Ses rubis flirtent avec ses émeraudes, ses opales avec ses saphirs et ses diamants avec tout le toutim. Il lui sort de la lumière à dix millions le reflet du décolleté. On dirait une fontaine magique ! Une enseigne ! Il n’y a que cocotte de maille qui m’aille ! Fée ! Magicienne ! Orient ! Fatima ! Lourdes ! Ali Babette ! Joyeux Noël ! Le Châtelet : Bravo, m’sieur Lehmann ! C’est un grand finale magique ! Un éblouissement ! Une insolation ! Le faste intégral ! La force de frappe transformée en féerie !
Bérurier en titube d’émerveillement. En rougit d’admiration. En bave d’extase.
— Ma comtesse, ma comtesse ! ferveurise-t-il. Quel honneur ! Quel bonheur ! Quelle joie ! Et comme disait le chef du gouvernement libanais pour sa quinzaine du cinéma : quel plaisir d’avoir Hunnebelle à Beyrouth ! Venez que je vous accueillasse, que je vous présentate, que je vous congratulate, que je vous baisasse la menotte.
Il se penche, fougueux, théâtral, en délire. Il dépose un mimi aussi mouillé que glouton sur la main de la dame cueillie à froid, remonte, vorace, l’avant-bras. Il baise le bout de sa manche, se prend une incisive dans la dentelle festonnante. Son râtelier déjante et reste accroché à la robe. C’est un trophée bizarre. La comtesse fait des « Voyons, voyons », mi-réprobateurs, mi-amusés. Ça la choque, bien sûr, tant d’allégresse, mais ça la flatte aussi. Etre convoitée sous les regards de deux cents jeunes hommes en parfait état de marche, n’est-ce point un peu le rêve de toute femme ?
Le Gros récupère son concasseur et se le rajuste. Puis il traîne la comtesse jusqu’à sa chaire.
— Ma comtesse, roucoule l’Enamouré, permettez-moi que je vous présente mes élèves !
— Seigneur Jésus, mais ce sont des hommes s’exclame la noble personne. J’imaginais des jeunes gens, mon bon Bérurier.
— Hommes z’ou pas z’hommes, ce sont des élèves que je flanque au piquet si qu’ils le mériteraient ! affirme durement Béru.
Voyez combien l’amour métamorphose un type. On le sent prêt à sévir, prêt à mordre, prêt à manipuler l’injustice, ce pourtant brave homme !
Revenant aux convenances, il déclame, à notre adresse :
— Mes gars, je vous présente la célèbre comtesse Troussal du Trousseau, une dame que son arbre zoologique est pas en bambou, croyez-moi, mais en cœur de noyer sculpté dans la masse ! Ses aïeux remontent à Chaud-froid de Bouillon Kub, n’est-ce pas, ma comtesse ?
Il fait asseoir la dame.
— Vous fissiez bon voyage, ma comtesse ? s’enquiert-il.
Elle dit que oui, avec beaucoup de simplicité et de maintien.
— Si vous seriez pas trop fatiguée, s’empresse le Soucieux, vu que l’heure s’avance, on pourrait passer tout de suite aux choses sérieuses, ji-go ?
Mme Troussal du Trousseau affirme qu’elle est disponible.
— Parfait, bavoche le Satisfait. Commençons par le cours de baise-pogne. Chaque élève va défiler devant vous et vous lui direz si son coup de lichouille est correct.
En parfait organisateur, il fait signe au premier rang de s’avancer. Nous défilons donc, avec la confuse impression d’être des militaires conduits au bordel de campagne.
— Au suivant ! Jacquesbrélise-t-il.
Chacun s’avance, se casse en deux, saisit la main tendue, y dépose le léger baiser respectueux prévu à l’article 88 ter du Gotha. La comtesse joue admirablement son rôle. Elle explique comment qu’il faut lui saisir la main par-dessous, et qu’on doit pas faire miauler son bécot, non plus que d’appuyer les lèvres sur sa peau, ni lui élever la main, mais au contraire descendre jusqu’à elle. Et puis aussi comme quoi il convient de ne pas la lui lâcher brusquement ! Il jubile Béru. Il reluit d’admiration. C’est quasi coupable comme sensation, ce qu’il éprouve, ça participe un peu du voyeur.
Lorsque cette cérémonie est achevée, Béru se frotte les mains comme un homme venant de traiter une bonne affaire.