— Eh ben, ma comtesse, pouffe-t-il, vous aurez pas besoin de vous laver cette pogne avant huit jours ! Comment que vous les trouvez, mes garnements ?
— Parfaits ! Absolument parfaits ! trémolise la comtesse. Ce sont de véritables gentlemen et la France peut s’enorgueillir de posséder une police aussi bien éduquée.
On l’applaudit pour la remercier. Elle ajoute, ne se sentant plus, que notre pays, sous l’impulsion de notre glorieux général, est en train de reprendre sa place véritable dans le monde. Celle qu’on avait perdue après Louis XIV. Elle dit encore que la particule de notre chef aura plus fait encore pour le prestige national que ses étoiles. Avant lui, on donnait dans le débraillé, on mettait nos coudes sur la table et on se curait les dents avec son couteau. On faisait pipi contre l’Elysée et on oubliait de se signer au passage des enterrements. Maintenant ça y est, on a repris conscience de la politesse et on ne fait plus pipi que contre le Palais-Bourbon. Elle cause bien, la comtesse. Les bêtes de race comme elles savent, si j’ose dire, trouver les mots qu’il faut ! Elle fait un tour d’horizon bien détaillé. Elle préconise l’élégance vestimentaire. Elle nous recommande de nous mettre en smoking chaque fois qu’on le peut et de faire naître les occasions au besoin. C’est si beau, un dîner habillé. Regardez les soirées à l’Opéra, quand le président reçoit un affranchi de la noix de coco et qu’il met les petits plats dans les grands et les petits rats dans l’écran (de télé). Tout le monde loqué magistral. Et lui, le Grand Patron, comme il porte l’habit presque mieux encore que l’uniforme, dominant tout le monde, regardé par tout le monde, ordonnant à tout le monde avec son grand cordon. La façon souveraine qu’il ôte et remet ses lunettes : un coup je te regarde, un coup je te regarde pas ! La façon qu’il tient le menton levé comme s’il jetait un défi à l’univers, comme s’il lui disait qu’il est là, bien là, et même un peu là ? Ça vous a une allure grand siècle, oui ou non ? Ça vous change, sauf le respect qu’on ne leur doit pas, des précédents locataires de l’Elysée. M. Auriol (le beau-père de l’aviatrice) qu’avait l’air d’un fabricant de conserves en train de marier sa fille, et le regretté et fortuit président Coty, honoraire jusqu’au bout des ongles, qui ressemblait, lui, non pas à un président de la République, mais à un président de conseil d’administration avec ses poignées de main aimables et son dentier sifflant comme une bouilloire.
Assis sur la marche de l’estrade, le menton sur ses genoux repliés, Bérurier écoute discourir sa belle. Elle a préparé son affaire, la noble dame. Elle est vachement pénétrée de son sujet. Elle passe tout en revue. Toutes les circonstances exceptionnelles du quotidien. Au théâtre, tenez. Comment il faut laisser son pardingue au vestiaire, combien on doit donner à l’ouvreuse ! La manière de tenir le fauteuil de sa compagne pendant qu’elle s’assoit, l’art de l’aider à poser son vison pour le mettre sur ses épaules. Le programme qu’il faut lui acheter et lui tendre d’un geste rond. Ce qu’il faut pas faire en cours de spectacle aussi : parler, déplier des bonbons, applaudir trop fort ou ôter ses godasses.
Béru lève le doigt.
— Vous avez parfaitement raison, ma comtesse, approuve l’Honorable. Je me rappelle qu’un jour j’étais allé voir jouer « Y a le feu chez la mère de Madame ». J’inaugurais des targettes neuves, en veau crispé. Il était même tellement crispé qu’il me contondait les cors aux pieds. J’ai posé mes tatanes. Et puis v’là qu’un retardataire se pointe, en retard, comme la plupart des retardataires. Il bouscule mes ribouis sans que j’y prisse garde. A la fin du spectac, je m’ai retrouvé en chaussettes. Plus de lattes ! Je me mets à chercher ardemment : des clous ! Un salopard me les avait sucrées. J’ai dû repartir en chaussettes. Manque de bol, elles étaient trouées et pas de la même couleur. Et puis on allait souper dans une boîte chic de Saint-Ouen avec des amis. Toute la soirée en chaussettes ça manque de confort. On a la sérénité qui fiche le camp.
La comtesse le fait taire d’un geste autoritaire. Elle a tant et tant à dire, la chère femme. Par exemple, en ce qui concerne la correspondance, tenez. Ne jamais commencer une lettre par « Chère Madame », c’est pas poli. Ne jamais donner un titre nobiliaire à quelqu’un, sauf s’il est duc. Ainsi on commence une lettre par « Madame » à une comtesse et par « Madame la duchesse » à une duchesse. Si vous écrivez au pape (on n’écrit jamais assez au pape, on a plutôt tendance à lui téléphoner, le matin de préférence) vous attaquez par « Très Saint-Père ».
— Vous vous rendez compte comme c’est irremplaçable la haute naissance ? s’enthousiasme le Gros, tourné vers nous. Elle sait tout, cette bougresse !
— Mon ami ! proteste la comtesse.
Il applique sa main devant sa bouche, comme pour contenir le reste de couennerie susceptible de s’en évader encore. Après un sourcillement furax, la mère Troussal du Trousseau repart, au milieu de ses scintillements.
Selon elle, le Français, il doit s’amender encore. Se châtier. Perdre ses mauvaises habitudes. Par exemple, cette manie qu’il a de faucher les cendriers, dans les hôtels, les cafés et même chez les amis…
Nouvelle interruption de Béru.
— Vu que ce sont des réclames, dit-il, i1 n’y a pas de mal, ma comtesse, sauf chez les copains, bien sûr. Comme eux-mêmes les ont déjà volés, c’est qu’ils y tiennent, alors ce serait vache de leur les prendre !
Sourire indulgent de la dame. Elle passe à une rubrique qui lui tient à cœur, celle des mauvaises expressions.
— Messieurs, fait-elle en nous dominant d’un regard troublant, troublé et un tantinet salace, il existe dans le langage courant certaines scories auxquelles on ne prend plus garde tellement elles sont devenues familières à nos oreilles. Ainsi par exemple, on ne doit jamais dire « Je parle avec quelqu’un »…
— Non, tranche le Gros, on doit dire je cause à quelqu’un.
La dame pince les lèvres.
— Je parle à quelqu’un, rectifie-t-elle.
Et la comtesse poursuit :
— On ne dit jamais : « je vais au coiffeur ! »
— On doit dire : « je vais au merlan », coupe Béru. Ou mieux, ce qui est encore plus simple : « je vais me faire tailler les crins ».
— On ne doit pas dire, poursuit-elle en réprimant son agacement : « qué qu’tu fais ».
— Mais on doit dire : « qu’est-ce tu branles », affirme l’Encyclopédique.
— On ne doit pas dire, continue notre noble visiteuse : « je pars à Lyon ».
— Surtout si c’est à Poitiers qu’on va, ironise le Finaud.
— On ne doit pas dire : « cette rue est passagère »…
— On doit dire : « y a du trèpe ».
— On ne doit pas dire : « voulez-vous venir manger ? »…
— Il suffit de crier : « à la bouffe » ! tonne le Gros.
— On ne doit pas dire : « un aréoplane ».
— On dit : « un bohinge ».
La comtesse hausse les épaules.
— Ne pas dire non plus : « j’ai rêvé à vous », mais : « j’ai rêvé de vous ! »
Alors le Gros se lève, troublé, timide. Il s’approche de la dame, saisit sa main alourdie de joyaux et la pose sur sa robuste poitrine.
— Moi qui ne suis que Bérurier, balbutie Sa Tendresse, je m’ai permis de rêver à vous, ma comtesse. Vous entendez ? A vous, avec même un « h » majuscule. Oui, Hà vous !
Cette déclaration d’amour publique nous fait glousser, mais il n’en a cure.
— J’ai rêvé à vous chaque jour, et surtout chaque nuit, ma belle comtesse. C’est pourquoi je crains pas de vous le dire devant mes chers élèves (il hausse le ton) et le premier qui bronche aura affaire à moi (il se radoucit), ma vie, mon honneur et ma fortune sont à vos pieds.