On va pour applaudir, mais la porte s’ouvre sur Dubois-Durand, un des plantons de l’établissement. C’est encore pour moi. Il vient à ma table.
— Monsieur le directeur voudrait vous voir tout de suite ! me dit-il.
— Et alors ! aboie le Gros, depuis l’estrade, on ne frappe plus quand on pénètre dans une classe ?
— Excusez-moi, ça urgeait, bredouille Dubois-Durand.
Mais soudain son visage change. Il vient d’apercevoir la comtesse Troussal du Trousseau.
— Ah ben ça, alors, bée-t-il.
— Allez, ouste, disparaissez ! enjoint le Gros.
Au lieu d’obtempérer, le garde s’avance vers le couple. Ses yeux font des bulles et son nez de la fumée.
— Qu’est-ce que tu fous ici, pétasse ! crie-t-il à la comtesse.
Béru bondit, le poing haut, prêt au massacre.
— Je vais t’apprendre à respecter la comtesse Troussal du Trousseau que ses aïeux ont fait les Croisades comme colonels et la Révolution comme décapités !
— Ça, une comtesse ! rigole le garde, vous plaisantez, m’sieur le professeur. C’est Mimi-Belles-Fesses, qui tenait un claque à Montbrison et qui possède, paraît-il, des clandés à Saint-Etienne et à Lyon ! Une drôle de pétroleuse ! Un soir qu’on faisait une rafle dans une de ses boîtes, cette carne m’a filé une poignée de poivre moulu dans les yeux ! Ose dire le contraire, eh ! radasse, lance Dubois-Durand à l’invitée d’horreur de la semaine.
Elle est devenue pâlotte, la fausse comtesse. Elle pince le nez. Et puis son naturel reprend le dessus.
— Radasse toi-même, enviandé ! qu’elle lui rétorque au trouble-fête. Ah ! là, là ! avec la volaille c’est toujours du pareil au même ; la galanterie bulldog, quoi !
— C’est pas possible ! C’est pas possible ! que meurt le Gros en se pressant la gorge pour arrêter les plaintes de l’agonie.
— Et visez-moi cette grosse patate qui joue la Dame aux Camélias, fulmine-t-elle en faisant tintinnabuler sa quincaillerie.
Elle fustige Béru du doigt et de la voix.
— M’sieur Sac-à-Soupe qui se croit doué pour les bonnes manières ! Un tas de lard rance, cradingue comme une poubelle après un mois de grève des ramasseurs ! Tout le Vermot des années 20 relié en un seul bonhomme ! Il est pas trognon, ce bébé rose, avec ses liquettes qui sentent le gibier et ses pannes de subjonctif ?
« Et il veut faire dans le rond-de-guibolles et le baise-paluche, monseigneur de Verse-Pinard ! Il lui manque même pas un nez de carton pour avoir l’air d’un clown ! Quand il est à poil, on sait même pas reconnaître son dargeot de sa vitrine, à ce chérubin rapiécé ! Pauv’ minet, va ! Tu peux t’en farcir des guides et des bonnes manières avant de choper la dégaine grand siècle !
La hure dans ses deux mains en forme de conques, Béru se soustrait partiellement à l’ironie de sa classe. Pour éviter de perdre la face, il la cramponne de ses pauvres doigts pleins d’écailles et de fissures.
Ne pouvant supporter davantage son désarroi, je me taille en douce. Je virerais bien la comtesse par la peau de sa culotte, mais je crains qu’elle ne me reconnaisse et déclame publiquement ma trop célèbre identité.
CHAPITRE SEIZE
DANS LEQUEL LA LUMIÈRE EST
Le directeur arpente son bureau, les mains au dos, s’arrêtant parfois devant l’un des tableaux qui le décorent pour calmer son énervement.
— Mon cher ami, me dit-il, je n’ai pu attendre la fin du cours pour vous entretenir… Asseyez-vous !
Nous nous installons de part et d’autre de sa table de travail.
— Vous avez vu, pour Cantot ?
— Oui, dis-je, j’ai vu. C’est un faux Cantot qui est entré à l’Ecole.
— Dès hier, me révèle le Boss, j’ai adressé la photographie de mon ex-pensionnaire aux Renseignements Généraux et à l’Identité judiciaire, à toutes fins utiles.
— Bravo, monsieur le directeur !
Il balaie le compliment d’une pichenette.
— Presque en même temps que la photo du vrai Abel Cantot, j’ai reçu la note que voici.
Il me tend un câble. J’en prends connaissance d’un seul œil et je lis :
L’INDIVIDU EN QUESTION EST UN CERTAIN HANS BURGUEUR SUJET D’ORIGINE ALLEMANDE CONNU SOUS LE NOM DE HANS LE DYNAMITEUR STOP RECHERCHÉ PAR CINQ POLICES STOP.
Je repousse le papier.
— Un peu gonflé, le gars, de venir parmi les flics !
Mais le directeur hausse les épaules.
— En attendant, j’ai la preuve morale qu’il s’agit bien d’un attentat. Cet homme a préparé une bombe, commissaire !
Et, comme faisant de la délectation morose, il murmure en détachant bien chaque syllabe :
— Il y a une bombe dans cet établissement.
— Les recherches n’ont rien donné ?
— Rien ! J’ai arpenté moi-même avec mes principaux collaborateurs le parcours que je me propose de faire suivre demain au président.
Il ôte ses lunettes, souffle sur les verres et les essuie minutieusement avec sa fine pochette de soie.
— Nous voilà dans de vilains draps, mon cher ami. Si jamais l’attentat se produit, vous imaginez les répercussions ? Notre belle Ecole jouit d’un grand prestige à l’étranger. Les chefs de police des autres pays viennent des quatre coins du monde pour la visiter[29] et pour s’inspirer de nos méthodes.
— Monsieur le directeur, brusqué-je, il faut faire annuler la visite de demain.
Il hausse les épaules.
— Vous pensez bien que je m’y suis déjà employé ! Mais il est trop tard. Au ministère de l’Intérieur on a insisté sur le fait que le président Ramirez tenait beaucoup à venir ici. Son emploi du temps a été dûment établi, minuté. Impossible de surseoir, sinon cela créerait un autre genre de scandale.
Il frappe son bureau du plat de la main.
— Et puis vous m’imaginez disant au président : « N’entrez pas, Excellence, une bombe vous attend » ? Non, non, il faut que nous nous sortions de l’impasse coûte que coûte.
Alors l’idée, avec un I grand comme la colonne Vendôme, me pète dans le crâne. Je me penche par-dessus la table et saisis impulsivement la main de mon vis-à-vis.
— Monsieur le directeur, puisque les fouilles n’ont rien donné, il ne reste plus qu’un moyen !
Il remet vite ses lunettes pour me regarder.
— Lequel ?
— Ecoutez, fais-je. Je reprends l’affaire dans l’ordre chronologique. Nous ne nous sommes pas assez intéressés aux dates, et ce fut un tort car elles parlent. Castellini a fait son valdingue dans l’escalier la veille du jour où Cantot (le faux) est arrivé.
— C’est juste, tressaille-t-il.
— Simplement parce que nos adversaires savaient qu’il connaissait le vrai Cantot. Avant de « construire » leur attentat, ils ont enquêté : jamais coup ne fut plus soigneusement, plus méthodiquement préparé. Pourtant, ils ignoraient qu’un autre de vos élèves connaissait également le vrai Cantot.
— Bardane ?
— Oui, Bardane. Deux jours après l’arrivée du « nouveau », dans le car de Lyon, Bardane découvre l’imposture. Vous avez deux cents élèves et il faut un certain temps pour que ceux-ci lient connaissance…
« Le voisin de banquette de Bardane s’écrie : “Ah ! c’est Abel Cantot le nouveau.” Bardane dresse l’oreille. Abel Cantot est un nom dont on se souvient et qui ne court pas les rues ! Il demande des précisions. “Abel Cantot, de Bordeaux ?” On lui répond par l’affirmative. Alors il se met à gamberger très vite. C’est un flic, Bardane. Il se revoit à Libourne avec le vrai Abel Cantot et… Castellini. Castellini dont le suicide vient de soulever l’émotion. Castellini, son copain. Et il pressent brutalement la vérité. Il devine qu’on a tué Castellini parce qu’il connaissait Cantot. Uniquement à cause de cela !
29
Rigoureusement exact. Et surtout qu'on ne me taxe pas de complaisance vis-à-vis de l'E.N.S.P., c'est véritablement l'une des plus belles réalisations françaises.