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— Vous croyez que monsieur le directeur ?…

— A titre officieux, mon petit. Et il sera flatté que tu sois venu chialer dans le giron de la Maison Mère. Il a toujours la mamelle généreuse pour ceux qu’il a nourris au sein.

Là-dessus, Félicie revient pour dire que la tortore est prête. Les lueurs de son piano dansent encore dans ses bons yeux.

Les joies simples, elle les connaît, M’man, et elle les applique. A son contact on oublie les turlupinés de la moulinette qui se croient obligés de s’asseoir sur les hallebardes ou de se fariner les narines pour éprouver des sensations. Qu’est-ce que c’est que la cocaïne à côté de l’entrecôte Bercy ? Et la sodomie comparée à un grand meursault, hein ? Une simple question d’orifices ! La vie, au fond, c’est un green de golf avec plein de trous sur le parcours. D’ailleurs c’est par un trou qu’elle finit : la grande gueule noire et vorace de la terre, qui bouffe tout.

Princière, la jaffe à M’man ! Des rognons en croûte. Du poulet au curry. J’aurais dû me douter : le curry flottait dans l’air à la ronde. C’est une senteur qui enchante et qui vous met de l’émoi dans l’intérieur. Viscérale, quoi !

A table on change de converse, Mathias et moi. Faut être urbains (comme le corps d’élite des sapeurs-pompelards). Le Rouquin me demande des nouvelles : Pinaud, Bérurier, les autres, la Boîte aussi. Il regrette un peu malgré sa bobonne en gésine et sa R8 immatriculée 69. Professeur de trous de balles c’est passionnant, honorifique et tout, mais tout de même, Paname ça avait bien du charme. Les souvenirs remuent, lui chatouillent le cœur. Il a les yeux comme les vitres en hiver, vachement embués. Je lui change les idées en narrant la mésaventure du Gros avec sa comtesse. J’en rajoute, Mathias est plié en deux. M’man s’étouffe. Bérurier se colletant avec les convenances, c’est du spectacle de first quality, admettez ? Qoquatriste lui signera un contrat en blanc, au Béru, un jour où ses jongleurs auront leur crise de rhumatismes.

On en est là lorsque notre femme de ménage radine. Mme Saugrenut, c’est son nom, je crois vous en avoir causé ailleurs, dans un chef-d’œuvre précédent. Elle ressemble à une morille déshydratée. Elle a tellement chialé au long de sa pauvre existence que ça n’a rien d’étonnant, cette sécheresse intégrale. Les chagrins, les, tracas, les avanies, elle en a toute une collection !

Comme M’man compatit toujours, ça l’aide à poursuivre sa route dans la vallée de larmes. Elles pleurent à deux, chacune expiant un bout de la dernière tuile de la mère Saugrenut. On a eu le bras cassé du mari, le fils blouson-noir qui la bafoue, la fille encloquée par un gentleman bourré de gonos, le chat écrasé et le canari siffleur décédé à la fleur de l’âge sur son millet chèrement gagné. On a eu la visite de l’huissier rapport à la redevance T.V. impayée, et puis le gus de l’électroménager venu récupérer le poste délictueux, justement, because il en avait classe de faire des cocottes avec ses traites retournées. Ç’a été un coup dur pour Dame Saugrenut de se passer de Zitrone, comme ça, de but en blanc. Le soir, en rentrant chez elle, elle va retapisser la vitrine de « la Fée Lumière » un magasin du coin où une douzaine de postes marchent en même temps. Douze Zitrone à la fois, c’est bon, non ? C’est reposant. Cette ubiquité, il la mérite, le Gros Léon. Dès qu’elle arrive pour torcher le dargif de nos casseroles, la voilà qui branche la téloche. Félicie le lui a accordé et c’est devenu automatique. La Voix de son Maître, c’est notre marque, alors qu’est-ce qu’on risque, après tout, hein ?

Aujourd’hui ça ne loupe pas. A peine a-t-elle dénoué son fichu noir qu’elle nous met la sauce. Le poste se trouve dans la salle à manger. La vioque laisse les portes entrouvertes pour le mater depuis sa cuisine. Pas fière, elle vient fourbir dans l’encadrement. Depuis la table on n’a droit qu’au derrière du Pathé-Marconi. Félicie l’excuse à voix basse auprès de Mathias qui pourrait s’étonner. Il comprend. Lui aussi il est un forcené du petit écran. « En direct de »…, c’est sa passion. Il a toujours aimé les maladies, mon ami Mathias. Les sournoises, surtout, durailles à dépister. Celles qui débutent par des insignifiances genre migraine ou boutons anodins. Au début elles se laissent impressionner par l’Aspirine, les gueuses. Et puis elles remettent ça et un jour un homme en blanc vous ouvre un coin de viande à la télé en assortissant d’un commentaire que M. Lalou semble piger parfaitement.

Ce serait dommage qu’il se fasse buter par son mystérieux tueur, le Rouquin. Son rêve, au fond, il n’osera sûrement jamais l’avouer ; ce serait de défuncter d’un mal tout neuf qu’on baptiserait « maladie de Mathias ».

Il imagine son foie, sa rate, ses claouis ou ses éponges reproduits en couleurs sur une planche dépliante, enrichis d’une excroissance inconnue, ou d’une fissure bien méandreuse. Y aurait des flèches pour montrer les ravages et tout le bouquin raconterait comment ça lui est venu et comment il est clamsé, les causes et les effets, les symptômes et la contagion. Il a beau se dire que depuis qu’elle existe, l’humanité a essayé tous les décès possibles, il espère en dénicher un de plus. Tout le corps médical serait mobilisé pour enquêter. Oui, il prêterait bien sa bidoche à un virus non identifié, à un microbe diabolique arrivé de la planète Mars. Il souhaiterait quelque prodigieuse extravagance de ses cellules, un stupéfiant dérèglement de ses organes. Ce qui le botterait, ce serait que sa rate se mette à distiller du mercure, par exemple, ou bien son foie de l’ambre, comme l’intestin des cachalots. Bref, il voudrait être un cas, un vrai, intéressant jusqu’à la mort et ensuite inventorié de fondement en comble pour le salut de l’humanité inquiète. La télé ouvre des portes, il faut reconnaître. Elle permet de délirer tout son content, tout son mécontent aussi. Grâce aux 819 lignes, on meurt maintenant selon ses penchants, ses aptitudes. Personne ne dira jamais assez ce qu’il a fait pour ses semblables, Lalou, en mettant les blocs opératoires dans les foyers et en vous faisant devenir potes avec des profs aux doigts de fée, qui se baladent dans votre cervelet ou vos ventricules comme dans un jardin public.

En ce moment, la tévé ne fait pas dans le médical. Elle en est aux informations et raconte un accident de chemin de fer. Naturellement, feu le mécanicien était père de six enfants, à croire que c’est une des conditions requises par la Essènecéef pour briguer ce dur emploi.

La mère Saugrenut, ça lui tire quelques larmes, ses suprêmes. Au lieu de les garder égoïstement pour ses prochains déboires, elle les verse sur l’autel de la communauté. Une grande citoyenne, dans son genre ! Ça l’enhardit, ce déraillement, elle traverse le couloir pour changer d’encadrement, se rapprocher de la catastrophe, la visionner plus à son aise. Elle plaide son manque de lunettes. Hier soir son vieux est rentré naze et les lui a balancées par la fenêtre alors qu’ils allaient bouffer du merlan. C’est gestapiste comme manières, vous ne trouvez pas ? M’man reconnaît que oui. Alors la Saugrenut diffuse parallèlement au poste. Sa misère fait un brin de conduite à l’accident de chemin de fer. Elle est en contrepoint. Saugrenut nous bonnit, en postillonnant blanchâtre, ses drames de la semaine : la voisine du dessus qui a déversé sa boîte d’ordures sur son paillasson ; puis il y a eu une altercation de Julien (son bonhomme) avec la concierge, rapport aux ouatères dont la cuvette est fêlée depuis si longtemps déjà que l’odeur de la merde est devenue celle de leur foyer. Des trucs encore, toujours de sa voix dolente. Y a de la mousse à ses commissures. Un de ces jours elle va aller au commissariat, se plaindre de son fils. C’est dur pour une maman, mais quand on a touché un salaud faut passer outre le sentiment, non ? Ou alors, la morale c’est quoi, dites voir ? On approuve. C’est un service à lui rendre, à Maurice, de l’envoyer au gnouf pour manque de respect envers sa vieille. Sans compter qu’il se balade avec dans la poche une chaîne de vélo qui ne saurait en aucun cas lui servir de mouchoir.