« Or lui aussi connaissait Cantot. Ce qu’il vient de découvrir est d’une importance décisive. Il se rue hors du car et il revient à l’Ecole. Pourquoi ? Pour vous prévenir. Où étiez-vous, m’sieur le directeur, le jour où Bardane mourut ?
— J’avais une conférence avec des collègues venus de Paris.
— Donc, ne pouvant être reçu tout de suite, il est allé vous attendre dans sa chambre. Et on l’y a tué ! J’ai été stupide de soupçonner Hans Burgueur de ces meurtres. Il est le seul à ne pas avoir pu les commettre puisqu’il n’était pas ici quand mourut Castellini et qu’il se trouvait dans le car au moment où Bardane fut foudroyé par le poison.
— Conclusion, m’interrompt le directeur, le meurtrier est toujours parmi nous ?
— Oui. Et c’est cela qui peut tout sauver.
— Comment ?
— Le complice du faux Cantot sait ce qui va se passer, et comment cela va se passer.
— C’est probable.
— Alors, écoutez-moi bien, monsieur le directeur. Demain, au moment de la réception, vous allez vous assurer que tous les habitants de l’Ecole soient là, tous, maîtres, élèves et personnel. Et vous les prierez de participer à la visite de l’établissement afin d’honorer votre hôte.
Le Big Boss se dresse.
— Bravo ! Compris ! Splendide ! dit-il. Vous pensez que le complice se défilera pour échapper à l’attentat ?
— Ben voyons, mettez-vous à sa place, c’est logique ? A cet instant je le coifferai. Je vous préviendrai et vous ferez dévier le cortège sous n’importe quel prétexte lorsque notre homme aura manifesté l’intention de déclarer forfait. Il me restera quelques minutes pour accoucher notre lascar. Faites-moi confiance ; aidé de mon valeureux Bérurier, je me fais fort d’y parvenir.
Sur cette forte décision on frappe à la porte directoriale. C’est Béru. Un Béru décomposé, penaud, pantelant, navré jusqu’à l’intérieur des os. Un Béru en pleine faillite, en pleine déroute. Un Béru meurtri, amer, désenchanté. Un Béru qui se renie ! Un Béru qui se consume ! Un Béru qui se ruine et se liquéfie enfin !
Le directeur lui sourit.
— Vous désirez, cher Bérurier ?
Le Gros s’avance, grisâtre, tremblant.
— C’est rapport à ma démission, m’sieur le directeur.
— Votre démission?
— Oui. San-A vous a raconté ?
— Non, ma belle pomme, je n’ai rien raconté du tout, nous avons d’autres chats à fouetter que celui de ta fausse comtesse.
Et, au patron :
— Un léger incident a troublé le cours de mon petit camarade. Il avait convié une pseudo-comtesse pour la partie « pratique », or la personne en question n’est autre qu’une ancienne tenancière de bouibouis.
Le directeur retient un sourire. Mais Béru proteste.
— Tu sais qu’elle est vraiment comtesse ? Elle m’a espliqué quand elle s’est eu calmée, qu’elle a marié un vieux comte dans la débine. Et tu sais qui c’est, le comte ? Félicien, la momie qui lui sert de valet de chambre ! Elle l’a pêché à l’Armée du Salut, où qu’il servait la soupe aux clodos pour gagner la sienne. C’est le titre qu’elle a marié, en somme. Elle m’a avoué qu’elle m’avait chambré biscotte je suis inspecteur principal. Ça pouvait lui servir de couvrante, comprends-tu ?…
Pauvre cher Béru, toujours prêt à l’émerveillement ! Comme cette déception lui a déchiqueté l’âme et endolori l’honneur !
— T’as toujours eu une comtesse à ton palmarès, en somme, le réconforté-je…
Mais il n’est pas dupe.
— Comtesse en peau de lapin, nourrie au pain de fesses ! Très peu, merci ! Encore heureux qu’elle m’ait pas refilé une maladie wagnérienne.
— Croyez-vous que cet incident justifie votre démission ? demande le directeur qui a bon cœur.
— Oui, dit résolument Bérurier. Je cesse d’être professeur de bonnes manières. Comment que je pourrais enseigner à des ouistitis qui viennent de me surnommer le Chevalier de Maison-Close ?
C’est évidemment impossible.
Nous en convenons et le patron accepte la démission du très honorable mais très provisoire professeur de savoir-vivre.
Toute la matinée du lendemain, le Gros et moi nous nous livrons à une minutieuse exploration des locaux. Mais j’ai beau me mettre la cervelle à l’envers, je n’arrive pas à dénicher la bombe présumée.
— Tu crois qu’il a eu le temps de la placer ? finit par demander Sa Majesté meurtrie, d’une voix dolente de convalescent.
— Souviens-toi de ce qu’a entendu Mathias dans la villa où on le retenait prisonnier. « De toute façon, a dit la femme blonde, la présence de Cantot n’est plus nécessaire puisque tout est en place. » C’est assez clair, non !
Il opine.
Nous nous trouvons dans la salle d’armes. Il s’assied sur un banc.
— Ecoute, San-A, je pense à quèque chose…
— Alors tu as bien fait de t’asseoir, il faut mesurer ses efforts.
— Oh ! charrie pas, bougonne le Déshonoré. Vous dites une bombe ! Bien… Mais comment qu’elle explosera ? Comment qu’ils ont pu prévoir la seconde exacte que le Président Ramira Ramirez se trouverait dans telle ou telle pièce ?
Je sursaute. C’est fou ce que ça peut penser net, un type comme Béru. Ça ne se perd pas en divagations, ça va droit à la saine logique.
— Mais tu as raison, mon petit prodige, il faudra que quelqu’un la déclenche à l’instant voulu ! Ah ! tu es bien le Mozart de la déduction !
— Vois-tu, soupire-t-il, je crois z’en définitive que je suis meilleur flic que prof.
— Tu ne t’es pas si mal défendu pendant tes cours, Biquet ! Ils s’en souviendront de ces cinq jours de savoir-vivre, les gars de cette promotion.
— Tu crois ? espère l’Enflammé.
— Oui, fais-je, en mon âme et conscience, je le crois. Tu leur as tenu le bon langage et donné de bons conseils, Gros. Parce que tu es un homme sain et simple.
Ça le ranime, Béru, Cette vérité qu’il reconnaît dans ma voix lui fait la respiration artificielle. Le voilà qui se requinque.
— C’est vrai, fait-il, je leur ai appris le plus gros, pour vivre en honnête homme sans trop se casser la nénette. Oh ! j’en avais encore à dire tellement, si tu saurais…
— Je m’en doute !
— Tiens, soupire-t-il, ce que je regrette surtout de ne pas leur avoir traité, c’est l’enterrement. Mais je leur écrirai de Paris une longue lettre, tu m’aideras à la faire ?
— Oui, Gros, je t’aiderai.
— Dedans, je leur expliquerai que la mort c’est simple et qu’il faut pas faire de cinoche autour. Moi, quand ma mère est morte je m’ai pas mis en deuil. C’est à l’intérieur que tout s’est passé, c’est le cœur que j’avais en crêpe. Les fringues sont trop hypocrites ! Et puis cette manie maintenant d’interdire les fleurs. Les couronnes, je dis pas, ça fait triste, mais les fleurs, c’est si joli… Et puis tu vois, ce qui me choque, c’est les différents cercueils. Que les hommes jouent à la richesse de leur vivant, hoquet ! Mais une fois viande froide, les v’là rentrés dans le rang. Je serais du gouvernement, j’ordonnerais le cercueil unique. Un même pardingue en sapin pour tout le monde. C’est le bel uniforme macchabéen, San-A… Le moment magistral qu’on se nivelle enfin avant la grande foire aux asticots. Une fois à l’horizontale, ça devrait être fini, les simagrées ; alors peut-être qu’elles deviendraient moins funèbres, les Pompes. Tiens, je me rappelle un dessin z’humoristique de Roger Sam. Ça représentait un veuf qui suivait l’enterrement de sa femme en tenant à la main un transistor qui retransmettait France-Irlande. C’est comme ça que je la vois, la vérité… Oui, comme ça… Les morts bien morts et les vivants bien vivants.