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Il se tait, songeur.

Moi aussi, je suis songeur.

Je pense à la bombe qui est là, près de nous, mystérieuse, et qui attend son heure.

Dans l’après-midi, nous sommes réunis sur l’esplanade, au grand complet (et en complets neufs) pour accueillir le président Ramira Ramirez. Il y a là, comme préconisé par ma pomme, les maîtres, les élèves, les gardiens, les cuisiniers, les femmes de service et jusqu’aux jardiniers. Le directeur a procédé personnellement à une minutieuse vérification, manque personne mon adjudant !

A l’heure dite, l’exactitude étant aussi bien la politesse des dictateurs que celle des rois, Son Excellence radine dans sa voiture blindée numéro 24 bis, expédiée par bateau quelques jours plus tôt. Il s’agit d’une Croustade à turbot-mayonnaise inversé. Quarante cylindres en ligne, seize en V et un en iridium de bougnazal renforcé. La carrosserie a été dorée à la feuille. Les housses sont en satin et les enjoliveurs des roues contiennent des petites mitrailleuses électroniques capables de défourailler en même temps si l’on actionne le lave-glace. Quant au double pot d’échappement, il n’est double qu’en apparence, l’un des deux tubes chromés étant en réalité un bazooka à longue portée.

Douze motards en grande tenue ouvrent le cortège. Quelques voitures bourrées d’officiels précèdent celle du président sur laquelle le drapeau du Ronduraz[30] flotte à l’extrémité de l’antenne radio. Les bagnoles de la T.V. et des journalistes ferment la marche.

Un officier de la maison militaire de Ramirez, le colonel di Bonavalez, jaillit hors du véhicule présidentiel sans en attendre l’arrêt, et délourde à son maîmaître.

Ce dernier sort de l’auto avec lenteur, en homme soucieux de ménager ses effets (il craint sans doute de les froisser). Il est bien tel que les photos nous l’ont montré : petit, épais, chauve, bistre, avec une moustache noire en guidon de course, de longs cils recourbés et un regard charbonneux, très intense, qui l’a fait surnommer par un de ses familiers qui le regardait somnoler « le petit condor ».

Vous verriez le directeur dans ces grandes occases ! Chapeau ! L’aisance avec laquelle il s’avance, présente ses devoirs au président et lui sort un joli petit discours des mieux tournés. A le voir, impassible et souriant, à l’entendre, le verbe haut et clair, on ne pourrait s’imaginer qu’il y a une bombe prête à faire boum au vestiaire (ou ailleurs) et qu’il le sait !

Le président écoute, s’incline, serre longuement la main au patron pendant que les flashes crépitent. Et puis il dit comme ça, d’une voix chaude et timbrée :

— Adada nada percolator per beva el constipatione. Arriba Francia (ce qui nous va droit au cœur et met des larmes dans les yeux des plus insensibles).

Comme l’horaire est serré, on démarre la visite immédiatement. Béru se porte en tête de la colonne, et moi en queue (ce qui n’est pas fait pour vous étonner, mes douces chéries). Nous sommes en quelque sorte les chiens de berger de cet important troupeau.

Nous voilà partis dans les couloirs. Le convoi reste très groupé. On commence par visiter le nouveau bâtiment. D’abord le gymnase, puis la bibliothèque juridique. Ensuite le musée, la salle Locard et la salle Lacassagne. Le président Ramirez s’intéresse beaucoup aux travaux de prisonniers exposés. Les sculptures en mie de pain surtout retiennent son attention. Il a beaucoup vécu en prison avant d’être dictateur et il est probable que s’il échappe aux attentats dont il est l’objet, il y vivra encore longtemps après.

Du musée, on passe au réfectoire ; mais il n’en a rien à chiquer, Ramirez, de voir des tables et des serviettes dans des casiers. Il fait « Si, si » d’un ton agacé et on se l’embarque vite fait vers la salle de télévision…

Jusqu’alors, tout a bien marché. Comme nous sommes trop nombreux pour pénétrer tous dans les pièces, beaucoup restent dans le couloir, mais ils demeurent très attentifs, se bousculant dans l’encadrement pour voir et entendre le président.

Au moment où nous allons entrer dans la salle de T.V., quelqu’un s’éclipse discrètement. Le quelqu’un en question continue en direction des ouatères. Aussitôt je lance au patron le signal d’alarme dont nous sommes convenus. Ce signal consiste à brandir un petit drapeau rondurien au-dessus du cortège en criant « Vive le Président ».

Bérurier, qui a vu lui aussi filer le personnage, lui emboîte le pas, cependant qu’avec sa présence d’esprit coutumière le directeur dévie le cortège en déclarant :

— Auparavant, Excellence, j’aimerais vous montrer les cuisines.

Rassuré, je cours rejoindre Béru à l’entrée des cagoinsses. Il a déjà sa robuste main au cou du personnage qui a pris la tangente et qui devient violet foncé. L’homme en question, c’est Dupanard. Vous avez bien lu ? Dupanard, le gardien de nuit, l'homme de peine. Dupanard, le gatouillard paisible.

— Lâche-le ! dis-je au Gros.

Béru obéit. L’autre clape à vide pour retrouver son souffle.

— Vous êtes fou ! proteste-t-il. Qu’est-ce qui vous prend, monsieur le professeur ?

Je ne réponds rien. Je le toise, je l’examine, le jauge, le détecte, l’approfondis, l’estime, l’envisage, l’identifie, le cerne, l’inventorie, le soupèse, le palpe, l’imagine, le tripote, le caresse, l’hypothèse, l’hypothèque et l’accepte.

Ce vieux bonhomme branlant est-il un assassin ? Ce vieux bonhomme bavocheur est-il le complice des terroristes ronduraves ?

Comment admettre cette possibilité ?

— Que veniez-vous faire ici ? m’enquiers-je.

— Pipi, lamente-t-il, j’ai la prostate !

On se défrime, le Gravos et mézigue. On a les oreilles qui nous sifflent à force d’angoisse. On a dû se gourer et pendant ce temps le cortège poursuit sa marche. Peut-être que dans un millième de quart de seconde tout va sauter ! Oui, peut-être…

— Surveille-le ! fais-je au Gravos qu’il ne bronche pas !

Et je lui chuchote à l’oreille :

— Ne lui fais aucun mal surtout, ça pourrait barder !

Là-dessus je prends mes coudes à mon corps, mes jambes à mon cou, mon courage à deux mains, le reste avec des pincettes et je cavale rejoindre les copains.

De retour au groupe, je me faufile jusqu’à M. Le Puits, le sous-dirlo de la Maison, un grand gaillard vif et sympa, dont les yeux racontent tout ce que la bouche a la sagesse de taire.

— Vite, murmuré-je, donnez-moi le pedigree de Dupanard…

Il ne perd pas son temps en vaines questions. Il sait que ça barde, que ça urge et qu’on peut me faire confiance :

— C’est un ancien marin de la marine marchande, dit-il. Il a bourlingué un peu partout, mais ça fait dix ans qu’il ne navigue plus.

— Sa moralité ?

Le sous-directeur fait la moue.

— Il picole et il est mauvais coucheur quand il a bu. Nous le gardons par charité et pour de besognes très subalternes.

— Je vous en supplie, dis-je, si quelqu’un quitte le cortège pour une raison ou pour une autre neutralisez-le. Je suis obligé de m’absenter.

Et le cher, l’infatigable San-Antonio repart.

Des gémissements sortent des toilettes. Je bondis, et je trouve un Béru rougeoyant comme un fagot enflammé, les manches retroussées, la cravate de travers.

Dupanard gît à ses pieds, sur le carreau. Il a un coquard gros comme une aubergine sur le crâne, une arcade fendue et il se masse le bide avec l’air de se demander ce qu’il peut bien y avoir à l’intérieur qui le gêne pour rigoler.

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30

Qui représente, je vous le rappelle, une demi-livre de café dans un losange blanc s'imprimant dans un rond rouge fiché au milieu d'un rectangle vert.