— Tu vois, murmure Béru en faisant couler l’un des robinets pour s’ablutionner les mains, je viens de prendre une décision, San-A.
Comme je le regarde avec une monstrueuse curiosité plein les lampions, il continue :
— Maintenant que cette affaire est terminée, avant de rentrer à Paris, on va faire un détour par Brides-les-Bains, histoire de dire bonjour à ma Berthe. Lorsqu’il a trop désillusionné et trop émotionné, l’homme a besoin de retrouver sa bergère pour reprendre contact avec la douceur du foyer. Le temps m’en dure de ma Baleine. Et puis j’ai z’eu tellement de torts envers elle qu’elle l’a bien méritée, sa partie de caresses grand luxe.
Je le rabroue :
— Tu intervertis, Gros. Avant de me jouer le repos du guerrier, explique un peu ce qui vient de se passer.
Il me fait signe d’approcher du lavabo le plus éloigné. Dans la cuvette il y a une petite boîte hérissée de boutons et pourvue d’une minuscule antenne. Ça ressemble à un transistor, mais ça n’en est pas un.
— Pendant ton absence, j’ai eu la bonne idée de fouiller ce débris. Il avait ce machin-là sur lui. Quand il a vu que je l’avais découvert, il a essayé de me composter avec cet ustensile…
Il sort de sa poche un 9 m/m des plus raisonnables.
— Seulement, reprend-il, moi, Béru, tu me connais…
L’émotion me saisit. Je le prends par le cou et je plaque une grosse bise solide sur sa joue râpeuse.
— Non seulement je te connais, Gros, mais de plus je te reconnais bien là. C’est toi qui as sauvé la situation, mon vieux polichinelle, mon vieux grumeur de camemberts, mon vieux videur de bouteilles, toi tout seul, mon cher, mon brave toutou !
ÉPILOGUE (selon saint Béru)
Nous roulons en direction de Brides-les-Bains, à travers la verte Savoie, si belle et si désaltérante.
Le Gros a abandonné sa bagnole hors d’usage à l’Ecole, humble et cabossé souvenir, bien à l’image de son généreux donateur.
Nous avons passé la main aux collègues lyonnais et, grâce à la déposition de Dupanard, on espère mettre la main sur le faux Abel Cantot et surtout découvrir ce qu’il est advenu du vrai ! Car l’ancien trimardeur d’océans a passé des aveux complets : la bande de terroristes ronduriens, soucieuse de s’assurer un allié dans la place, l’avait contacté en lui promettant la forte somme s’il marchait avec elle. Et Dupanard avait accepté. C’est lui qui introduisit Dolorosa dans l’Ecole pour « suicider » Castellini. C’est également lui qui aperçut Mathias dans l’escalier où lui-même faisait le guet au moment du meurtre. Il crut que l’éminent professeur de trous de balles avait aperçu quelque chose et signala le fait à ses « employeurs » qui tentèrent de neutraliser le Rouquin. Et, dans le fond, c’est ce qui les perdit.
Le jour où Bardane, fort agité par la révélation qu’il venait d’avoir, revint à l’Ecole pour parler au directeur, il bavarda avec le paisible garçon de peine en attendant d’être reçu. La fatalité ! Dupanard comprit que tout allait être perdu. Il prit peur et proposa au malheureux Bardane « un petit coup de remontant » qui le descendit proprement. Comme le bonhomme exerçait en outre les fonctions de veilleur de nuit, le faux Abel Cantot put préparer à loisir l’aménagement de sa machine infernale ! Il avait prévu initialement de la placer dans l’infirmerie, parce que, le local étant exigu, il avait plus de chances de foudroyer sa célèbre cible, mais Racreux et moi interrompîmes ses travaux et il dut se rabattre sur la salle de télévision. En fait la bombe se trouvait dans le pied tubulaire d’un des récepteurs et elle devait être déclenchée par un détonateur à ondes courtes.
— A quoi que tu gamberges encore ? s’inquiète Sa Majesté.
Son succès policier lui a quelque peu fait oublier sa grave déconvenue sentimentale.
— Je récapitulais l’affaire, Gros. Faut toujours agir ainsi avant de confier un dossier à la poussière de l’oubli.
— On s’en rappellera, convient-il.
— Mais non, Béru, on va vite la chasser de notre mémoire au contraire.
— Pour ma comtesse, ça sera duraille ! Ce qu’elle a pu m’humilier, cette gueuse !
— Ta comtesse disparaîtra de ton passé comme le reste. Les gens, les choses, quand on les rencontre, c’est comme si on les avait toujours connus, mais dès qu’on les quitte, c’est comme si on ne les avait jamais connus…
Il hausse les épaules.
— T’as raison. Je vais mieux me consacrer à ma Berthe à partir de dorénavant. D’avoir tellement causé d’elle pendant mes cours, ça m’a fait piger à quel point j’y tiens !
En fin de journée nous stoppons devant l’Hôtel-Pension du Gras-double et du Mahatma Gandhi réunis où loge B.B.
Le Gros connaît le patron, qui lui a consenti un rabais important, car la saison est terminée.
Le concierge nous apprend, après un regard à son tableau de clés, que Mme Bérurier est dans sa chambre, ce qui comble d’aise le Mastar.
— Tu te rends compte, me dit-il en gravissant vaillamment l’escalier, la mignonnette pourrait sortir, mais non : elle se claquemure dans sa turne pour mieux penser à son Alexandre-Benoît en s’écoutant maigrir. Bonté divine, comment t’est-ce que j’ai pu faire du contrecarre à une épouse pareille !
— Ta rédemption va commencer, Gros, le consolé-je. Il te reste toute ta vie pour faire de la sienne un paradis en technicolor.
Nous stoppons devant la porte numéro 22 (femme de policier oblige !). Toc-toc ! qu’il fait avec son index, le gros Béru.
Seul, un éclat de rire nous répond. Un rire gras, copieux, joyeux, organique, qui fait penser au glouglou d’une bouteille renversée. Béru me regarde et sourit.
— Elle doit lire son Vermot, fait-il.
Il ouvre la porte.
A première vue, la chambre paraît déserte, mais lorsque nous nous y hasardons, un étrange spectacle s’offre à nous dans la salle de bains. Berthe Bérurier, en combinaison, est assise sur les genoux d’un énorme bonhomme en slip pesant au moins quatre cents livres. Jamais un tel amas de viandasse ne s’est trouvé accumulé sur un bidet (car le mastodonte est assis sur le bidet). Jamais, au grand jamais, je n’ai contemplé semblable concentration de graisse dans un espace aussi exigu. Ils sont irréels derrière un écran de fumée grise et odorante. Car, devant eux, sur le carrelage de la salle de bains, une douzaine d’andouillettes baignent dans le beurre noir d’une poêle posée sur un réchaud de camping.
— Berthe ! hurle Bérurier.
Elle bondit, renversant la poêle dont le jus s’étale jusqu’aux nougats du pachyderme. Celui-ci pousse un mugissement qui fendille l’émail de la baignoire et fait pleurer un grand coup le pommeau de la douche. Pour s’annihiler la brûlure, il met un pied dans le lavabo et ouvre le robinet, mais sous son poids énorme la cuvette se descelle et lui tombe sur l’autre panard. Ses hurlements reprennent.
Cependant, Berthy a retrouvé toute son aisance.
— La bonne surprise ! s’exclame-t-elle. Eh bien alors, si je m’attendais à ça, petits cachottiers que vous êtes tous les deux.
Elle s’avance, me serre la main et embrasse son bonhomme abasourdi.
— Je vous présente mon voisin de chambre, Monsieur Alphonse, dit-elle.
Le superobèse incline son buste mammouthien. Il a vingt-trois mentons en cascade et des joues qui lui pendent sur la poitrine.
— On trompe le temps, Monsieur Alphonse et moi, roucoule la gaillarde de Brides la vie n’est pas drôle ici. On est pour ainsi dire seuls.
M. Alphonse a une toute petite voix d’eunuque ou de très petite fille zozotante. Il dit qu’il ne veut pas déranger, ramasse ses hardes format montgolfière et se rapatrie en boitillant dans ses domaines.