Le « spiqueur » change de disque. Il dit qu’une nouvelle pubère vient d’enjamber le parapet de la tour Eiffel, au deuxième. Mâme Saugrenut affirme que c’est un danger public, cette tour, qu’il faudrait prendre des mesures et qu’à « leur » place, elle la démolirait dare-dare. Le spiqueur lui coupe la parole pour dire un truc qui fait grésiller la tignasse du Rouquin et qui stoppe ma mastication. On enregistre un nouveau suicide à l’Ecole supérieure de police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. S’agirait-il d’une épidémie ? L’un des élèves, l’officier de police Bardane, s’est empoisonné avec de la strychnine hier dans sa chambre. Il n’a laissé aucun mot.
— Vous avez entendu ? balbutie Mathias.
Un rouquin blême, c’est impressionnant. Y a plus que ses taches de rousseur qui semblent vivre, minuscule et palpitante voie lactée.
— Tu le connais, ce Bardane ? questionné-je.
Mathias hausse les épaules.
— J’ai plus de deux cents élèves et j’exerce depuis quelques semaines seulement, monsieur le commissaire.
On s’abstient de commenter devant Félicie, mais sitôt la crème renversée avalée, nous voilà partis pour la Grande Cabane. M’man regrette notre hâte à cause de son moka qui va rester pour compte. Je lui explique qu’on a des problèmes urgents à résoudre.
Elle comprend, mais continue de déplorer ce départ précipité.
Le moka, c’est pas comme la choucroute : ça ne se réchauffe pas !
CHAPITRE QUATRE
DANS LEQUEL UNE MISSION PARTICULIÈRE ORIENTE BÉRURIER VERS LA PÉDAGOGIE
La rosette du Vieux étincelle. Assis derrière son bureau ministre, il écoute d’un air détaché, comme un psychanalyste laissant se raconter une cliente. Ses mains délicates, posées sur son sous-main de cuir, paraissent être taillées dans la même peau. Lorsque nous en avons terminé, il tire sur ses manchettes, redresse un peu sa règle de cuivre qui ne se trouvait pas exactement parallèle au sous-main et semble sortir d’une songerie.
— Mon petit Mathias, murmure-t-il, je pense moi aussi qu’il y a du louche dans tout cela, mais qu’y puis-je ?
La déception flétrit le Rouquin comme un coup de gel la chicorée tardive. C’est un candide, Mathias, il connaît mal le Dabe. Il ne sait pas que le Big Boss aime à s’entourer d’un nuage artificiel dans les cas délicats.
Le directeur reprend, d’un ton suave, en évitant soigneusement nos regards implorants :
— C’est à nos amis de la sûreté lyonnaise qu’il faut aller raconter tout cela, cher Mathias.
Voilà, c’est parti, les petites représailles innocentes, style : « Tu nous as quittés, alors débrouille-toi ».
Le Rouillé me file un coup de saveur désespéré. Il hisse le pavillon de détresse. Faut le secourir, sinon il va sombrer dans la confusion.
— M’sieur le directeur, interviens-je, Mathias a fait le voyage pour venir nous demander aide et protection, à nous ses anciens patrons, à nous ses amis, à nous qui l’avons formé. Les circonstances l’ont obligé à nous quitter provisoirement (j’insiste sur le provisoirement manière d’amadouer le Vieux) mais il reste de cœur parmi nous, et il le prouve.
Pas mal, hein ? Si un jour je largue la Grande Volière je tenterai ma chance dans la politique. La salade, je crois que je saurais la cultiver. Les hommes ont besoin de vibrant, de trémolos. Causez-leur le langage du cœur et ils deviendront toujours moites, surtout si vous travaillez vos flexions, vos inflexions et vos génuflexions. Affirmez-leur qu’ils sont grands, nobles et généreux, et ils essaieront de le devenir, c’est magique. J’ai rencontré pas mal de salauds au cours de ma vie. A tous j’ai essayé de dire comme quoi ils étaient des types exceptionnels, des anges de bonté et de mansuétude, des chevaliers de la vertu, des modèles, des exemples, des qui vous font frissonner d’admiration, des qui vous galvanisent, vous pétrifient, vous purifient, vous sanctifient, vous renouvellent et vous transforment. Sur le nombre, quelques-uns ne m’ont pas cru et je leur ai cassé la gueule. Mais la majorité a mordu à mon appât fluorescent. Ils sont devenus meilleurs, je jure ! Tendez une auréole à un homme, une fois sur dix seulement il en fera une lunette de ouatères, le reste du temps il s’en coiffera. Et un zig qui porte un bada de lumière, il est en route pour devenir un saint. A mon avis, le tort de notre Mère l’Eglise, c’est de pas assez canoniser. Elle est trop parcimonieuse pour ce qui est d’installer le néon. Ça décourage ; les places sont tellement chères ; faut trop attendre, trop abnégater. Les promotions civiles sont trop rapides de nos jours pour qu’on lanterne avec les promotions religieuses. Le Vatican publierait tous les mois un bulletin de sainteté, vous verriez cette émulation, mes bien chers frères ! Et surtout faudrait canoniser du vivant de l’intéressé, sinon y a que la famille pour palper les droits de Hauteur. Le pape devrait s’inspirer de nos méthodes. Prenons le cas de notre Général, par exemple : de son vivant il aura eu ses rues, ses médailles, son culte sur la commode et son Mauriac privé ! C’est pas de la gloire achetée en viager, ça ! C’est pas des promesses fallacieuses ! D’accord, les plaques de rue se dévissent, mais à plus forte raison, rendez-vous compte comme le Saint-Bain de Siège est fortiche, lui qu’a la Saint-Sulpicerie pour perpétuer, pour plâtrer à tout-va. Y a que les statues de bronze qu’on envoie à la fonte, celles en plâtre on les tire au moule. On peut casser, c’est pas cher ! Saint on vous fout, saint vous demeurez ; à perpète et doré sur tranche. Si Paul VI sait se défendre, tout le monde va vouloir en être, de la grande sainte famille. Tout le monde jouera le bon apôtre, récitera des rafales de paters, vénérera sa mother, fera des B.A. et des abbés. Ça dope l’homme, la pensée que son slip Eminence pourrait devenir, après usage, une relique dans une châsse dorée. On se précipite donc, en troupeau serré, vers une amélioration fabuleuse de l’espèce. On se paradise à qui mieux mieux, on s’encense, on s’entre-prosterne, bref, on finit par vivre à genoux dans une extase réciproque, un suprême respect d’autrui. Rue du Faubourg-Saint-Antoine, on ne fabrique plus que des prie-Dieu et des confessionnaux de première classe ! On n’emmène plus les nanas qu’à l’autel. On se parfume à la résine d’Arabie et quand on dit Bon Dieu c’est uniquement dans les prières. Flûte ! je me suis laissé entraîner, faites excuse, et revenons à nos poulets.
Le Boss semble touché par ma harangue. Il hoche sa belle tête en peau de fesse déplumée.
— Que proposez-vous, San-Antonio ?
— Que nous nous occupions de cette affaire, patron.
— A quel titre ?
— A titre officieux.
— C’est-à-dire ?
Je le vois bien que son regard brille. Il va dire oui. Il en meurt d’envie.
— Si vous permettez, je vais me rendre à l’Ecole de police en compagnie de Bérurier ; moi en qualité de professeur et lui en qualité d’élève. Vous pourrez arranger nos inscriptions précipitées, je suppose ?
Il reste impavide, attendant prudemment la fin.
— Une fois sur place, poursuis-je, nous étudierions le topo bien à fond, sans être bousculés et surtout sans jouer les enquêteurs. Vu que nous appartiendrions à l’établissement nous l’aurions belle pour observer, comprenez-vous, monsieur le directeur ?