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© Éditions Albin Michel, 2014

ISBN : 978-2-226-33301-8

À mon père.

Introduction

La France est l’homme malade de l’Europe. Les économistes évaluent sa perte de compétitivité. Les essayistes dissertent sur son déclin. Les diplomates et les soldats se plaignent en silence de son déclassement stratégique. Les psychologues s’alarment de son pessimisme. Les sondeurs mesurent son désespoir. Les belles âmes dénoncent son repli sur soi. Les jeunes diplômés s’exilent. Les étrangers les plus francophiles s’inquiètent de la dégradation de son école, de sa culture, de sa langue, de ses paysages, de sa cuisine même. La France fait peur ; la France se fait peur. La France est de moins en moins aimable ; la France ne s’aime plus. La douce France vire à la France amère ; malheureux comme Dieu en France ?

Les Français ne reconnaissent plus la France. La Liberté est devenue l’anomie, l’Égalité, l’égalitarisme, la Fraternité, la guerre de tous contre tous. « Tout a toujours mal marché », disait, fataliste, l’historien Jacques Bainville. « C’était mieux avant », lui rétorque, nostalgique, l’écho populaire. Pourtant, rien n’a changé. Le pays est en paix depuis soixante-dix ans ; la Ve République fonctionne depuis cinquante ans ; les médias informent, les politiques s’affrontent, les acteurs et les chanteurs distraient, les grandes tables régalent, le petit noir est servi chaud au zinc des bistrots ; les jambes des Parisiennes font tourner les têtes.

La France ressemble à ces immeubles anciens, à la façade intacte, car elle est classée monument historique, mais où les intérieurs ont été mis sens dessus dessous pour se conformer aux goûts modernes et au souci des promoteurs de rentabiliser le moindre espace.

De loin, rien n’a changé, la rue a fière allure ; mais de près, tout est dévasté : rien n’est plus « dans son jus », comme disent les spécialistes. Tout est intact ; seule l’âme du lieu s’est envolée. Le président de la République préside, mais il n’est plus un roi ; les politiques parlent, mais ils ne sont plus entendus. Les médias ne sont plus écoutés. Les intellectuels, les artistes, les grands patrons, les éditorialistes, les économistes, les magistrats, les hauts fonctionnaires, les élus sont suspectés. Les mots eux-mêmes sont faisandés : on « fait Église », quand on n’y va plus ; on « fait famille », quand on divorce ; on « fait France », quand on ne se sent plus français. On exalte le « vivre ensemble », quand les communautés se séparent. On « déclare la guerre à la finance », pour s’y soumettre ; on « moralise le capitalisme », pour sauver les banques ; on « dégraisse le mammouth », en l’engraissant ; on impose la parité homme-femme en politique, quand elle devient subalterne dans le mariage. La République « une et indivisible » est plurielle et divisée comme jamais.

C’est la République-Potemkine. Tout est en carton-pâte. Tout est factice. Tout est retourné, renversé, subverti. L’Histoire est toujours notre code, mais c’est une Histoire altérée, falsifiée, dénaturée. Ignorée pour mieux être retournée. Retournée pour être mieux ignorée. Nous ne savons plus où nous allons, car nous ne savons plus d’où nous venons. On nous a appris à aimer ce que nous détestions et à détester ce que nous aimions.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Notre passion immodérée pour la Révolution nous a aveuglés et pervertis. On nous a inculqué que la France était née en 1789, alors qu’elle avait déjà plus de mille ans derrière elle. On ne cesse de nous répéter depuis quarante ans que Mai 68 fut une révolution manquée, alors qu’elle a vaincu. Il y a quarante ans, de Gaulle était le père de la nation, et Daniel Cohn-Bendit, un joyeux rebelle. Aujourd’hui, de Gaulle est l’homme qui dit non, et Cohn-Bendit, l’icône de la nation. Dans l’imaginaire collectif de notre époque, il y a un avant et un après 1968, comme il y eut un avant et un après 1789 pour Michelet, et un avant et un après Jésus-Christ pour l’Église. Avant : une France en noir et blanc, patriarcale et xénophobe, repliée sur elle-même, enfermée dans ses frontières et ses préjugés, corsetée dans une morale rigoriste, confite en dévotion ; une France laborieuse et soumise, les corps étriqués, engoncés dans des vêtements austères et stricts, sous la férule toujours injuste et souvent cruelle du Père sur les Enfants, de l’Homme sur la Femme, du Blanc sur le Noir, et l’enrégimentement obscurantiste dans les Églises, catholique ou communiste. Après : une France en couleurs, de toutes les couleurs, et « que cent fleurs s’épanouissent », ouverte sur l’Europe et le Monde, libérée de ses chaînes ancestrales et de ses haines recuites ; une France hédoniste et égalitaire, une France de toutes les libérations, de toutes les insolences, de toutes les minorités, jusqu’à la plus petite minorité qui soit, l’individu, nouveau Roi-Soleil magnifié par tous les coryphées.

De nombreux ouvrages savants nuancèrent, interrogèrent, contestèrent cette vision manichéenne ; mais aucune subtilité mandarinale, aucune grille de lecture idéologique, marxiste ou libérale, aucun récit des origines, qu’il soit gaullien, communiste, encore moins chrétien, ne parvinrent à remettre en cause la suprématie des nouveaux Évangiles qui, véhiculés par la culture populaire à travers les médias de masse, télévision, cinéma, chanson, bercèrent les jeunes générations avec une efficacité incomparable.

Si l’Histoire est le récit laissé par les vainqueurs, on sait qui a gagné en Mai 68. Les contemporains se laissèrent abuser. Parce que la révolution n’avait pas réussi à conquérir le pouvoir, on en conclut qu’elle avait échoué. Les apparences furent trompeuses. L’hélicoptère du général de Gaulle ne fut pas arrêté à Varennes : il réussit à rejoindre Massu, quand Louis XVI ne parvint jamais à trouver l’armée des émigrés. Les enragés de Mai 68 affichaient fièrement la caricature du célèbre képi en effigie : « La chienlit, c’est lui » ; mais ils ne réussirent pas à renverser la Ve République. À Matignon, Georges Pompidou expulsa Cohn-Bendit et négocia avec le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy. Il voulait éteindre l’incendie de la « grève générale », pendant qu’il philosophait sur « la crise de civilisation ». Avec le soutien du peuple (la fameuse manifestation du 30 mai sur les Champs-Élysées), le pouvoir gaulliste rétablit la situation. L’État fut sauvé, mais pas la Société. Personne ne s’en aperçut. De ce déchirement fondateur entre l’État, le Peuple et la Société, sont nés la schizophrénie, l’aveuglement, le désarroi propres à notre pays. Mai 68 n’a pas réussi à renverser le régime, mais a conquis la Société au détriment du Peuple. On connaît la célèbre phrase de Prévost-Paradol : « La Révolution a fondé une société, elle cherche encore son gouvernement. » Les soixante-huitards ont été plus habiles que les quarante-huitards ou même les conventionnels. Leur défaite politique les sauva malgré eux. La Ve République fut maintenue. Mais l’édifice était lézardé. Pourri de l’intérieur. Rendu peu à peu inopérant. Retourné. Comme Auguste transmua la République romaine en Empire sans toucher aux institutions de la sacro-sainte République, une « évolution des mentalités » menée tambour battant vida peu à peu de sa substance l’esprit de la République gaullienne, bien que fussent conservées intactes les apparences institutionnelles. La couronne du président lui fut ôtée, sans le renverser. Le suffrage universel, débranché pour se débarrasser du peuple. La République, exaltée sans cesse pour mieux abattre la France. 1789, sacralisé pour mieux imposer la revanche d’une contre-révolution libérale que n’aurait pas reniée Burke.