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Les Français sont sans doute les plus proches de leurs grands protecteurs qu’ils aiment tant détester. Certes, leur épargne est sans commune mesure, mais leur consommation est devenue le seul moteur d’une croissance qui s’est raréfiée au fil des temps. Comme les Américains, les Français ne connaissent plus de budgets en équilibre depuis la chute du président Giscard. Depuis le début des années 2000, après l’instauration des 35 heures, notre balance commerciale et même notre balance des paiements accusent un déficit grandissant. Les commentateurs dénoncent sans relâche les médiocres résultats de la compétitivité française dans la mondialisation, le coût excessif du travail, etc. Or, contrairement à la plupart des économistes, Jacques Rueff voyait, lui, dans le déficit des paiements, non pas une faiblesse exportatrice, mais un manque d’épargne. Un excès de consommation. La France, comme l’Amérique, est en déficit extérieur car elle a désappris l’épargne. Et en particulier l’épargne publique. Les Français compensent par l’endettement public. Comme les Américains, nous sommes des enfants capricieux, insatiables, qui ne pouvons plus nous retenir, qui ne pouvons plus nous empêcher. Des enfants à qui jamais personne n’a jamais dit non.

Né en 1890, le général de Gaulle voulait sans doute revenir aux temps bénis de son enfance, avant les dérèglements monétaires de la guerre de 1914. Aux temps de l’ordre et de la stabilité, dans les monnaies comme dans les mots ou les familles.

Dans son roman Les Faux-Monnayeurs, Gide montrait les relations étroites entre la monnaie, la famille, la religion et la société. L’or est le référent suprême, comme le père dans la famille, comme Dieu. La mort du pair, c’est la mort du père et la mort de Dieu le père. C’est le temps des fils, des frères, du flottement des monnaies. Du désordre institutionnalisé. Le temps des faux-monnayeurs. « Les mots et les monnaies n’ont plus d’ancrage avec la réalité. Tout est artificiel, faux. Les mots sont comme des “billets à ordre” qui ont perdu leur valeur. Et comme on sait que la mauvaise monnaie chasse la bonne, celui qui offrirait au public de vraies pièces semblerait nous payer de mots. Dans un monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. »

Les Américains se rassurent à la manière protestante, en bénissant par la divinité leurs turpitudes affairistes : « In God we trust. » La fin de la parité entre le dollar et l’or a enterré les efforts déployés au cours de tout le XXe siècle pour rétablir l’ordre et la stabilité du XIXe siècle détruits par la Première Guerre mondiale. Le flottement des monnaies a englouti le monde industrialiste, colbertiste et protectionniste, ce monde si français des Trente Glorieuses. Richard Nixon ne s’en doutait pas, mais le 15 août 1971, il a, par sa décision tranchante, accouché de notre monde ouvert, fluide, sans ordre ni référence, dynamique mais inégalitaire, ce monde globalisé, libéral et libre-échangiste imposé par les puissances maritimes et marchandes et dominé par la finance, que tout au long de son Histoire la France a obstinément rejeté et combattu par le fer et par le feu : Louis XIV chassant les protestants et faisant la guerre aux Anglo-Hollandais ; Louis XV après la banqueroute de Law rejetant les thèses libérales des voltairiens et des anglomanes ; Napoléon avec le Blocus continental ; la IIIe République avec ses tarifs Méline ; jusqu’au général de Gaulle et son refus réitéré de laisser entrer le loup britannique dans la bergerie européenne.

Depuis le 15 août 1971, regimbant sans cesse comme un âne qui n’a pas soif, notre pays a été contraint de s’incliner, de céder, et de se soumettre à la nouvelle ère. La mort dans l’âme.

1972

28 février 1972

La semaine qui a changé le monde

Richard Nixon admirait de Gaulle ; Henri Kissinger aussi. Les deux hommes ont toujours regretté d’être arrivés trop tard au pouvoir, alors que le Général quittait la scène.

Mais son message n’a pas été perdu pour tout le monde ; les deux Américains l’ont entendu, écouté, copié.

Ils ont fini par achever cette guerre ingagnable du Vietnam, comme les exhortait le Français dans son célèbre discours de Phnom Penh en 1967.

Quelques mois avant, le général de Gaulle avait déjà surpris le monde entier en annonçant la reconnaissance officielle par la France de la République populaire de Chine alors ostracisée par le monde occidental sous injonction américaine. De Gaulle renouait alors avec une grande tradition de la diplomatie française, qui se joue des interdits idéologiques au nom des intérêts d’État, comme le firent en leur temps François Ier avec le Grand Turc musulman ou le cardinal Richelieu avec les princes protestants du nord de l’Europe.

En 1972, Nixon imitait le Général. Cet hommage au grand Français se révéla aussi un signe cruel du déclin historique de notre pays. Les conséquences du geste américain furent incomparables. La « Grande Nation » n’était plus la France mais les États-Unis. La « Nation mastodonte », comme disait de Gaulle en évoquant le temps glorieux où la France au XVIIe et au XVIIIe siècle était surnommée « la Chine de l’Europe », pour sa démographie exubérante, avait passé le relais à la vraie Chine.

De Gaulle avait la tête impériale, Nixon avait le corps.

En venant à Pékin, il coupait en deux l’Histoire du XXe siècle.

Il en est alors conscient, parlant de « la semaine qui a changé le monde ».

L’alliance de la Chine et des États-Unis constitue le grand renversement d’alliances du XXe siècle. Le voyage de Nixon marque le début de la fin de la guerre froide.

Il faudra une décennie pour que cette alliance donne sa pleine mesure. En 1979, Deng Xiaoping engage la modernisation de l’économie chinoise, qui rompt avec le collectivisme communiste ; en 1980, Ronald Reagan, élu président des États-Unis, inaugure une politique néolibérale qui marque la sortie historique du modèle rooseveltien du New Deal, les débuts de la dérégulation de la finance et des déficits budgétaires colossaux que les Chinois prendront l’habitude de financer grâce à leurs premiers excédents commerciaux. La machine se rode vite et bien. Les multinationales américaines délocalisent leurs usines en Chine pour profiter des salaires misérables des ouvriers chinois et exporter leurs produits dans le monde entier, au plus grand profit des nouveaux condottieri capitalistes, Bill Gates, Steve Jobs, etc. Pékin se sert de la cupidité des dirigeants des compagnies américaines pour ériger, à une vitesse unique dans l’Histoire, cette puissance industrielle dont Mao avait rêvé (il voulait, le petit joueur, rattraper la Grande-Bretagne !) ; et pour laquelle il avait sacrifié des dizaines de millions d’hommes.

Les théoriciens libéraux américains qui, à cette époque, autour de Milton Friedman, commencent à supplanter dans les universités d’outre-Atlantique la vieille garde keynésienne, expérimentent en grand leurs idées. Les fameux Chicago Boys se sont d’abord fait la main à partir de 1973 sur le Chili, après le renversement du socialiste Allende par les militaires. Les théoriciens de la « main invisible » et du moins d’État s’accommodent fort bien de dictateurs implacables, que ce soit le général Pinochet ou des hiérarques communistes chinois. Comme si la « main invisible » du marché avait besoin de la « main de fer » de la tyrannie pour s’imposer aux populations, brisant ainsi l’alliance séculaire entre la démocratie et le marché, entre libéralisme politique et libéralisme économique, que l’on croyait pourtant scellée dans le marbre depuis Adam Smith.