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Le budget de la défense fut, sous toutes les majorités, de Lionel Jospin à François Hollande, en passant par Nicolas Sarkozy, le seul qui subit une diminution constante et persévérante jusqu’à descendre sous la barre critique des 2 % du PNB. En cinquante ans, du général de Gaulle à François Hollande, l’effort de défense sera passé de 5,44 % du PIB à 1,56 % en 2012. En 2020, il atteindra le chiffre famélique de 1,26 %.

En 2008, le général Jean-Claude Thomann avait ri jaune en expliquant qu’au rythme où allaient les réductions d’effectifs, l’armée de terre tiendrait bientôt tout entière dans le stade de France (81 338 places !).

Si on ajoute les 6 000 militaires non opérationnels et les 9 000 civils de l’armée de terre, on parvient à 103 000 hommes. Le chiffre de 100 000 soldats n’est pas innocent dans notre Histoire récente : c’est à cet étiage humiliant que le traité de Versailles réduisit l’armée allemande en 1919 ; c’est, en réponse du berger à la bergère, ce qui fut accordé à l’armée française vaincue en 1940 dans le cadre de l’armistice signé par Vichy !

À cette époque, une armée de 100 000 hommes était tout juste bonne à rétablir l’ordre intérieur.

Nous sommes depuis quelques années entrés dans l’ère des guerres « asymétriques ». Nos effectifs resserrés sont donc envoyés aux quatre coins de la planète, pour poursuivre les « terroristes », rétablir la démocratie, protéger « les petites filles afghanes qui veulent aller à l’école », séparer les combattants, ou sauver les innocents menacés par un tyran. Notre armée est devenue « le soldat de l’idéal ». Nos gouvernants, de droite ou de gauche, ont accompli le rêve d’Aristide Briand et de la SDN, transformant nos troupes en unités déterritorialisées, combattants hors sol d’un ordre juridique abstrait.

Notre armée ne défend plus le territoire (mission dévolue à la seule arme nucléaire), elle est devenue une sorte de gendarmerie internationale menant des actions de police. Mais la multiplicité des OPEX – opérations extérieures dans le jargon militaire – finit par affaiblir une armée aux effectifs réduits, de plus en plus sous-équipée. La faux des coupes budgétaires a atteint aussi l’investissement.

Pour une fois, nos politiques avaient anticipé. Nos troupes « resserrées » n’agiraient plus seules ; leurs équipements seraient complétés par des achats « sur étagères » de programmes déjà réalisés, aux États-Unis ou ailleurs.

On s’aperçut ainsi que la réforme de 1996 n’était pas limitée – comme on l’avait cru – à la suppression du service national, et à la fermeture de certaines casernes, douloureuse pour l’économie locale des régions concernées. C’était toute notre politique de défense héritée du général de Gaulle qui était retournée comme une crêpe.

Jadis, l’armée française intervenait seule, pour défendre ses intérêts, avec des équipements que notre industrie avait mitonnés à son intention.

Changement de perspective complet : l’« interopérabilité » devenait la règle ; nos matériels devaient être coordonnés avec ceux de l’OTAN. La suppression de la conscription entraînait donc – inéluctablement – le retour de la France dans les instances militaires intégrées de l’OTAN.

Cette décision ne fut annoncée qu’en 2007 par le président Sarkozy ; mais elle fut en fait préparée par son prédécesseur. Dès 1996, la France réintégrait 36 des 38 comités de l’OTAN, dont le sacro-saint comité militaire.

Le culte nouveau de la « mutualisation » des armes et de l’« interopérabilité » fut le prétexte à tous les renoncements, entraînant un décrochage technologique de l’industrie française qui ne devrait bénéficier qu’aux seuls États-Unis.

« Sauf exception, toutes nos opérations militaires se dérouleront dans un cadre multinational. Celui-ci peut être préétabli, dans le cas de l’Alliance atlantique ou de l’Union européenne, ou ad hoc, dans le cas de coalitions de circonstance » (Livre blanc de la défense de 2008).

« Pour un peuple libre, la sécurité se confond avec la sauvegarde de cette liberté fondamentale qui est la première de toutes les autres et qui s’appelle l’indépendance de la nation » (Livre blanc de la défense de 1972).

L’Histoire repasse les plats avec des sauces et des épices différentes. La victoire de la « qualité » sur la « quantité » a toujours les mêmes causes et les mêmes conséquences. Sous la Restauration, la France, vaincue par l’Europe coalisée contre Napoléon, renonçait à ses rêves de domination continentale, et se soumettait à ses vainqueurs, regroupés sous la houlette de la puissance hégémonique de la première mondialisation qui s’annonçait : la Grande-Bretagne. La France rentrait dans le rang, mais, comme toujours, prétendait devenir le meilleur élève de cette nouvelle classe. Ce fut le temps de la Sainte-Alliance ; on défendit la chrétienté et la légitimité monarchique ; on intervint en Espagne, en 1823, pour protéger un Bourbon menacé par une révolution libérale.

Nous revivons la même histoire : nous nous rangeons, après la parenthèse gaullienne, sous le drapeau de la puissance hégémonique de la seconde mondialisation : l’Amérique ; nous ferraillons partout, en Afghanistan ou au Kosovo, non pour défendre nos intérêts nationaux, mais au nom des droits de l’homme et de la démocratie qui ont remplacé la monarchie et la chrétienté. Une fois encore, nous rêvons d’être le fils préféré de la « famille occidentale », selon la formule de Sarkozy, comme Talleyrand rêvait de voir la France avoir enfin « droit de bourgeoisie » au sein de la famille monarchique.

La France semble depuis Waterloo condamnée à l’anachronisme. Nous réintégrions alors la grande famille des Rois, alors que le siècle annonçait leur mort, partout en Europe. La France réinvestit l’OTAN au moment où l’Alliance occidentale a perdu son fondement avec la dissolution du Pacte de Varsovie. Pour les stratèges américains, leurs partenaires européens sont devenus davantage un boulet qu’un soutien. Surarmés, suréquipés, ils n’en ont besoin nulle part ; ils ne s’en occupent guère, menant leurs interventions comme ils l’entendent. Les discussions interminables entre chefs des armées alliées au Kosovo en 1999 avaient déjà exaspéré nos bons maîtres. Les Français, embedded en Afghanistan, ne servirent à rien, ne furent consultés sur rien, ne contrôlèrent rien ; ne furent bons qu’à se faire tuer dans une guerre américaine.

Par ailleurs, depuis la présidence d’Obama, les Américains ont pris la mesure de la menace chinoise, jusqu’à l’obsession, se désintéressant des théâtres secondaires, Europe, Afrique, et même Moyen-Orient.

Au moment où le vide américain nous permettrait de redevenir le seul gendarme de notre zone géographique, méditerranéenne et africaine, nous réduisons notre outil militaire au-delà de toute mesure, et ne jurons plus que par l’interopérabilité, la défense européenne, le droit international, la lutte contre le « terrorisme ». Nous voulons imiter tardivement un modèle anglais – alliance avec les États-Unis, soumission stratégique – qui a ruiné l’industrie militaire britannique, et conduit l’armée de Sa Majesté dans des expéditions folles (Irak) jusqu’à l’explosion de ses capacités limitées.

Après la débâcle de juin 1940, Churchill avait demandé aux officiels Français qui venaient réclamer le soutien de l’allié britannique : « Where are the reserves ? »

Cette fois encore, nous les avons bradées à nos illusions pacifiques et nos chimères idéologiques. Nous avons oublié que l’Histoire est une succession de surprises stratégiques.

Avril 1996

La gloire de Ritchie’D

Il promenait son chien rue de Rennes, où il habitait. Il avait abandonné ses cheveux gominés et sa queue-de-cheval de jadis, mais n’avait pas renoncé à soigner « son allure de rock star ». Il s’affichait aux côtés d’un lion en peluche sur son site Facebook, pour mieux illustrer l’alliance nécessaire, inspirée de Machiavel, de « la force du lion et la ruse du renard ». Il y avait aussi un marsupilami. Son profil personnel était rempli de photographies de lui, dans son bureau, dans les escaliers de l’école, avec ses étudiants ou sa femme, au bord d’une piscine, au milieu de poèmes, de citations, parfois érotiques. Il répondait lui-même à tous, élèves et professeurs ; il envoyait des courriels à 3 heures du matin, truffés de fautes d’orthographe, voire de syntaxe. Il traînait dans les couloirs de la rue Saint-Guillaume, s’attardant dans la « péniche », provoquant le contact avec les étudiants, discutant, ferraillant, leur disant : « Je suis plus marxiste que vous. » Il n’hésitait jamais à recevoir sans façons dans son bureau. Il surprenait encore par sa diction saccadée, son langage déstructuré, ses interjections dérobées au parler juvénile, qui détonaient avec son passé d’énarque né en 1958, ayant suivi sa primaire avant 1968, alors que l’école de la République, pur produit de l’élitisme à la française (lycées Montaigne, Louis le Grand et Henri IV, prépa littéraire, puis IEP de Paris, ENA, Conseil d’État), brillait de ses derniers feux. Comme s’il avait désappris ce qu’on lui avait enseigné pour se rajeunir dans un fantasme de Peter Pan et partager ainsi ce laisser-aller formel avec la nouvelle génération.