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Il conjuguait le talent d’un manipulateur et l’ingénuité d’un adolescent attardé. Il aimait jouer, se mettre en scène, le monde était pour lui un vaste théâtre, une parade permanente. Son modèle affiché était Larry Summers, ancien professeur à Harvard avant de devenir ministre de Bill Clinton, qui savait lui aussi si bien parader. Il devint directeur de Sciences Po, affichant une homosexualité narcissique et festive, comme en cette soirée à Berlin où, au milieu des élèves de l’école, il monta sur une table pour y danser ; il acheva son quatrième mandat de directeur, près de vingt ans plus tard, marié à Nadia Marik, pour qui il manifestait une passion fusionnelle, tout en restant fidèle à son compagnon de toujours, Guillaume Pepy, patron de la SNCF, formant un trio bourgeois qui aurait enchanté Oscar Wilde. Avant son intronisation rue Saint-Guillaume, il avait été un homme de gauche, collaborateur de Jack Lang et de Michel Charasse ; il se découvrit plus tard une dilection enthousiaste pour Nicolas Sarkozy, profitant de cette auguste amitié pour imposer ses volontés à des administrations rétives. La vie était un jeu.

Les élèves le surnommaient Ritchie’D. En tout cas, c’est ce qu’il désirait qu’on sût ou qu’on crût. Ancien élève dans les années 2000, le jeune écrivain Thomas Gayet assure, railleur, que son surnom était en réalité Tricky Dick comme Nixon ; s’il l’avait appris, il en aurait été ravi, l’essentiel étant que son patronyme fût américanisé.

Lorsque Richard Descoings arriva à la tête de Sciences Po en 1996, l’école était encore – en dépit des efforts de son prédécesseur Alain Lancelot – la moins cotée des grandes écoles (à côté de Normale ou de Polytechnique), et la plus chic des universités. Descoings eut l’habileté de transformer ce handicap en avantage, cette ambivalence en atout, profitant des spécificités françaises qu’il connaissait fort bien de l’intérieur. Depuis l’échec spectaculaire de Devaquet en 1986, les deux tabous de l’enseignement supérieur français demeuraient la sélection à l’entrée de l’université et les droits d’inscription élevés. C’étaient les deux caractéristiques majeures des grandes universités anglo-saxonnes. Descoings doubla le nombre d’élèves (de 4 000 à 9 600) et porta les droits d’inscription jusqu’à 12 000 euros par an pour les familles les plus aisées qui, à Sciences Po, sont aussi les plus nombreuses. Grâce à sa richesse nouvelle, Descoings multiplia les achats immobiliers pour caser ses « nouveaux » étudiants et attira les meilleurs professeurs en économie ou en droit, en leur offrant des salaires substantiels. Sciences Po avait aussi la particularité de recevoir un financement public à travers une fondation privée. C’était le fruit de l’héritage de l’ancienne École libre des sciences politiques, « étatisée » en 1945. Cet hybride très français, Descoings en usa et en abusa, en se faisant voter un salaire mirobolant de 500 000 euros par an. La commission des rémunérations était composée il est vrai de gens pour lesquels l’unité de compte était le million d’euros, qui ne pouvaient s’offusquer des libéralités accordées à Descoings et à quelques professeurs triés sur le volet : Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault-Nissan, Michel Pébereau, ancien PDG de BNP, ou Henri de Castries, président du directoire d’Axa. Lorsqu’il sera sermonné par la Cour des comptes après les révélations de Mediapart, au bout de son quatrième mandat, quelques mois avant sa mort en avril 2012, il fera la même réponse que les patrons français du CAC 40 à qui on reprochait leurs émoluments astronomiques : c’est la norme dans les universités anglo-saxonnes !

Descoings se croyait dans la chanson de Joe Dassin, qu’il avait fredonnée jeune homme : « L’Amérique, l’Amérique, […] je l’aurai ! […] Si c’est un rêve, je le saurai 1. » Un rêve américain revisité par les élites technocratiques françaises de l’après-guerre. Il avait l’ambition de transformer le poussiéreux Institut d’études politiques en moderne university, en business school à la manière de ses grandes sœurs américaines qui semblaient dominer le monde dans ces années 1990, après la chute du communisme soviétique. Sciences Po deviendrait « l’école du marché ». Descoings renouait avec le comportement du fondateur de l’École libre des sciences politiques, Émile Boutmy, qui, convaincu que la science et l’université allemandes avaient vaincu la France à Sedan en 1870, ambitionnait de régénérer les élites françaises par l’imitation de son glorieux vainqueur. Mais le modèle de Descoings fut cette Amérique des west and east coasts, libérale et libertaire, individualiste, inégalitaire, multiculturaliste et féministe (et gayfriendly), adepte d’un protestantisme cool et festif, où le culte de l’argent a détruit l’antique morale des pères fondateurs et les anciennes solidarités communautaires. Le patriotisme hautain d’Émile Boutmy était remplacé par un cosmopolitisme antiraciste, qui ne dissimulait pas le mépris souverain, virant souvent à la haine goguenarde, des élites françaises pour la France et son peuple.

Descoings transforma les enseignements ; un jour, il organisait une rencontre « minorités visibles » avec l’association breakdance du 93 ; un autre jour, avec des étudiants handicapés ; on introduisit des cours sur les discriminations subies par les femmes, à la manière des gender studies des universités américaines. Il fit de l’anglais la matière phare, une quasi-obsession que rien, aucune exigence, ne pouvait jamais assouvir, le critère majeur de la sélection, la référence suprême de l’école, alors que la langue étrangère n’avait été jusque-là qu’une décoration superflue et méprisée par les meilleurs.

La bible des étudiants n’était plus le journal vespéral Le Monde, mais le Financial Times, à lire chaque matin.

On ouvrit les portes de la rue Saint-Guillaume au monde. Descoings exigeait que les jeunes Français, qu’il suspectait toujours de provincialisme attardé, et pis encore de franchouillardise impardonnable, se frottent à la jeunesse universelle. Descoings se fit globe-trotter et exhiba ses innombrables accords de coopération avec les universités étrangères. On ajouta deux années d’études aux trois initiales, pour envoyer ces jeunes gens aux quatre coins de la planète. Sciences Po devint un film de Klapisch : L’Auberge espagnole.