Il n’y avait pas d’université américaine sans discrimination positive. En 2001, Richard Descoings importa donc à Sciences Po cette invention américaine des années 1960 pour favoriser l’entrée des jeunes Noirs – héritiers lointains des esclaves ! – dans les temples du savoir, au moment même où certains esprits aux États-Unis en constataient l’échec et en remettaient en cause le principe. Quelques années après la décision prise par Descoings, le grand romancier Tom Wolfe publierait un roman truculent, Moi, Charlotte Simmons 2, qui décrivait les ravages causés par cette mesure sur le niveau intellectuel des universités américaines. Qu’importe d’ailleurs, l’Ivy League n’était plus qu’une pouponnière pour riches héritiers. Mais nos élites françaises étaient restées branchées sur l’Amérique des sixties. La nouvelle fit grand bruit dans l’Hexagone. Tous les anciens élèves, nombreux, dans les ministères comme dans les médias, se sentirent concernés. On s’affronta, se combattit, s’étripa à coups de grands principes. On joua l’universalité du concours contre les inégalités sociales, le mérite contre l’équité.
Cette bataille homérique fut la première victoire de Richard Descoings. Faire parler de Sciences Po et de lui-même était un objectif en soi. Les « conventions ZEP » furent son coup de génie. Descoings légitimait auprès des élites de gauche la transformation de Sciences Po en business school par l’internationalisation et la discrimination positive. « Descoings prit la grosse tête et perdit la tête », se moquait un professeur. Il devint autoritaire, arrogant, ne supportant plus la critique. Il ne pouvait avoir tort. Il vantait avec passion ces jeunes venus des ZEP, « atypiques, mais accrocheurs », qui suivaient leur scolarité comme les autres, qui avaient eux aussi passé un concours, même si ce n’était pas celui de tous les étudiants ; une centaine d’élèves par an, à la fois beaucoup pour leurs profs de banlieue « qui ont de nouveau un but » et peu pour l’école. Il fallait réagir, ne se lassait-il pas d’expliquer, aux enquêtes sociologiques sur l’origine sociale de ses étudiants. Sciences Po avait toujours été une terre bourgeoise où les enfants des beaux quartiers parisiens étaient chez eux, faisant de la rue Saint-Guillaume le modèle de référence et d’expérimentation des thèses de Pierre Bourdieu sur la reproduction des élites. Mais la situation s’aggravait encore. Jusqu’aux années 1970, l’école française, héritière de ce système méritocratique de la IIIe République, qui avait pris la relève de l’Église, parvenait encore vaille que vaille à porter jusqu’aux grandes écoles les meilleurs des classes populaires. Ce n’était sans doute pas suffisant et cela suscitait alors les sarcasmes des progressistes marxistes et bourdieusiens. Mais, à partir des années 1980, alors que l’école républicaine s’entichait des méthodes modernes du pédagogisme, au nom de la lutte contre les inégalités, la situation s’aggrava. Le niveau faiblit partout et s’effondra dans les établissements scolaires des quartiers populaires, ne permettant plus, même aux meilleurs d’entre eux, de rattraper le niveau des bons lycées. Autrefois, les enfants des milieux défavorisés qui débarquaient rue Saint-Guillaume ne connaissaient pas les codes sociaux, et subissaient parfois les moqueries des enfants mieux nés ; mais, à partir des années 1980, leurs successeurs ne possédaient même plus les codes scolaires qui leur auraient permis de les rejoindre. La situation était encore plus grave pour les enfants d’immigrés. Même la progéniture des professeurs et des cadres moyens, reléguée loin des centres-ville par la spéculation immobilière, peinait à y accéder. Sciences Po devenait l’école des riches. Il fallait répondre à cette discrimination négative par une discrimination positive.
Ce n’était pas tout à fait la vraie, la pure et dure à l’américaine, mais cela y ressemblait. Les jeunes n’étaient pas reçus sur leurs exploits en basket ou en football, mais on encourageait les jurys à favoriser les candidats « atypiques », les meneurs, les artistes, les sportifs, tous ceux qui n’avaient pas le profil traditionnel du bon élève, du « polar ». Autrefois, les cancres brocardaient et rejetaient les forts en thèmes binoclards et timides ; désormais, leurs professeurs eux-mêmes les rejetaient avec mépris ! La culture générale, jadis fleuron du concours d’entrée à Sciences Po, devint le symbole de ces barrières intolérables mises à l’entrée des enfants d’immigrés dans l’élite française ; Pascal, Voltaire et Molière furent suspectés de racisme ; l’épreuve fut supprimée.
Descoings et les dirigeants de l’école de la rue Saint-Guillaume se retrouvaient pris dans l’engrenage implacable de la modernité : quand on commence à abandonner les principes qui ont fait la grandeur d’une institution, on ne peut plus revenir en arrière ; la transgression appelle plus de transgression ; les reniements, toujours plus de reniements. L’école de la République avait été endommagée par la conjonction des nouvelles méthodes pédagogiques, du collège unique, de la massification et de l’immigration ; mais pour pallier les effets délétères de cette destruction, on était contraint de poursuivre toujours plus loin la démolition des principes traditionnels. En l’occurrence, au nom de l’égalité, on abolit le principe d’égalité devant le concours. Pour défendre quelque temps après son décès la mémoire de Richard Descoings, son protecteur Michel Pébereau évoqua « un vrai projet républicain », oubliant que l’égalité devant le concours avait été un des principaux acquis de la République.
Mais cet abandon ne leur avait guère été douloureux. Richard Descoings et ses soutiens – tous représentants de la crème de la crème des élites françaises – n’avaient plus foi dans les dogmes qui les avaient faits ; ils ne reconnaissaient plus la légitimité du concours et de la méritocratie. Ils étaient comme les abbés de cour à la veille de la Révolution qui ne croyaient plus dans les Évangiles, ni même en Dieu. Voltaire les avait déniaisés. Bourdieu fut le Voltaire de nos prélats modernes ; il leur avait expliqué que la méritocratie n’était que le paravent de la reproduction des élites bourgeoises qui se donnaient la bonne conscience de l’excellence. Le mérite, quel mérite ? interrogeaient-ils avec goguenardise. Et ils évoquaient avec dérision le « fétichisme des concours ».
En dépit des ultimes polémiques sur ses méthodes et ses salaires, et de sa mort énigmatique dans un hôtel de New York, Richard Descoings avait gagné. Les élèves de Sciences Po n’étaient plus ces filles en foulard Hermès et ces garçons en loden un peu ridicules qui rêvaient d’intégrer l’ENA et de servir l’État. Ils ne parlaient que de biz et de fric, se projetaient dans un monde globalisé, pensaient en globish english, rejetaient l’Administration comme une chaussette trouée. Les candidatures à l’ENA se réduisaient d’année en année, tandis que Sciences Po croulait sous le nombre. Sciences Po était devenu un « must », aurait plastronné Ritchie’D.
À sa mort, près de deux cents personnes se réunirent dans la cour intérieure, déposant des bougies sur les marches. Tous les cours furent annulés. On criait aux fenêtres : « Merci Descoings ! » Un élève écrivit : « Sciences Po sans Descoings, c’est Poudlard sans Dumbledore. » Les bougies restèrent un mois dans le hall, devant le portrait du défunt. Bienvenue dans le monde de la « postmodernité », où les tribus remplacent les citoyens et où l’émotionnel se substitue au rationnel. Les discours à ses obsèques commencèrent par « chère Nadia, cher Guillaume ». Certains esprits se gaussèrent de ce culte de la personnalité soviétique. Ils avaient tort. C’était la dévotion de foules sentimentales qui avait déjà surpris nos esprits forts lors de la mort de la princesse Diana. Ritchie’D aurait sans doute aimé qu’Elton John vînt chanter sur sa tombe « Candle in the Wind ».