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Août 1996

L’invention du sans-papiers

Elle était ravissante. Un petit bout de femme au sourire triste, aux yeux rougis et à la lippe boudeuse, même si certaines mauvaises langues trouvaient que son chirurgien esthétique l’avait ratée. Emmanuelle Béart avait la peau laiteuse et soyeuse ; et la pâle blondeur de sa chevelure tranchait à l’écran avec les mains noires des Maliens allongés sur des grabats de fortune, qui poursuivaient, sous l’œil compatissant de l’actrice et des caméras, leur grève de la faim à l’intérieur de l’église, afin d’obtenir les « pa-pi-ers » auxquels ils estimaient avoir droit. Elle fit mine de ne pas voir le désordre à l’intérieur de l’édifice, les objets de culte souillés par l’urine et les excréments, chaque symbole du rite catholique saccagé ou tourné en dérision. Les caméras de télévision avaient elles aussi détourné le regard ; Emmanuelle se dit que ce qui ne passe pas à la télévision n’existe pas.

On n’avait jamais vu autant de belles dames et de messieurs de qualité dans une église depuis les convulsionnaires jansénistes de Saint-Médard sous la Régence. Les esprits revêches pouvaient faire remarquer qu’aucune de ces belles dames ni aucun de ces messieurs de qualité ne passeraient la nuit dans l’église, rentrant chez eux le soir venu, après avoir pris leur comptant de lumière et de gloire compassionnelle ; qu’ils ne logeraient pas un seul de ces malheureux dans leur hôtel particulier du Marais ou leur villa à Saint-Tropez, que leurs enfants ne côtoieraient jamais les petits Maliens à l’école, et qu’aucun d’entre eux ne se retrouverait en concurrence sur une liste d’attributaires de HLM ; mais les esprits revêches n’avaient pas droit à la parole. Les représentants des Maliens furent accueillis en triomphateurs à la Cartoucherie de Vincennes, par Ariane Mnouchkine. Quelques mois plus tard, Arnaud Desplechin et une soixantaine de metteurs en scène lancèrent un appel à la désobéissance civile. D’autres acteurs et militants antiracistes se rendirent à la gare de l’Est (d’où partaient les trains de déportés pour Auschwitz) en pyjamas rayés, filmés par toutes les caméras.

Le « sans-papiérisme » – mouvement idéologico-mondain – est né dans la chaleur des derniers jours d’août 1996, alors que l’église Saint-Bernard, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, était occupée par un « collectif » de trois cents clandestins pour la plupart maliens, mais aussi mauritaniens et sénégalais, qui réclamaient leur régularisation.

Le « sans-papiérisme » est un bel exemple de créativité sémantique qui prouve que les ateliers d’écriture d’extrême gauche n’ont jamais fermé leurs portes depuis Mai 68. « Ils ont inventé l’euphémisme de “sans-papiers” pour parler des irréguliers. “Irréguliers” renvoie à la fraude ; “sans-papiers” à la perte de quelque chose d’important comme “sans famille” : c’est un bel exemple de manipulation linguistique », expliquait dans Le Figaro du 1er février 1997 l’ancien prêtre Jean-Claude Barreau, qui avait été conseiller du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua entre 1993 et 1995.

Ce n’était plus le clandestin qui était en faute parce qu’il n’avait pas de papiers, mais l’État qui était en faute de ne pas les lui avoir donnés. Le philosophe Jacques Derrida résumait cet admirable renversement de sophistes : « Les sans-papiers ne sont pas clandestins […] la plupart d’entre eux travaillent et vivent, ont vécu et travaillé au grand jour pendant des années […] c’est l’iniquité de la répression gouvernementale à l’égard des sans-papiers qui souvent crée de la clandestinité là où il n’y en avait pas. »

Comme en 1968, ces jeunes « humanistes défenseurs des sans-papiers » étaient des rejetons de la bourgeoisie qui se croyaient en rupture de ban avec leurs familles. Ces braves enfants travaillaient sans le savoir pour leurs parents, patrons du bâtiment ou de grandes chaînes de restaurant – ou cadres du tertiaire qui pourraient s’offrir un appartement sur plan moins onéreux, ou un restaurant chinois, japonais ou italien, ou même un bistrot bien de chez nous pour une somme modique dans une grande métropole mondialisée –, leurs parents, donc, qui pourraient embaucher les « sans-papiers » ainsi rendus intouchables et inexpulsables grâce au talent sémantique de leurs progénitures.

C’était une vieille histoire toujours recommencée. En 1846, Auguste Mimerel, filateur à Roubaix, fondait la première organisation patronale française. Il posait deux grands principes :

1) il faut qu’une permanente menace de chômage pèse sur l’ouvrier pour contenir ses revendications ;

2) il faut laisser entrer la main-d’œuvre étrangère pour contenir le niveau des salaires.

En 1924, une Société générale d’immigration (SGI) fut créée par le comité des Houillères, qui ouvrit des bureaux de placement partout en Europe. On recommença dans les années 1950 avec les pays du Maghreb. Le président Pompidou reconnaissait à la fin de sa vie avoir trop cédé aux patrons : « Ils en veulent toujours plus. »

Selon le FMI, en 2009, l’économie souterraine représentait 14,8 % de la richesse nationale française.

Dans un article de Capital, toujours en 2009, la journaliste Marie Charrel estimait le coût du travail clandestin pour les finances publiques à 25 milliards d’euros. La fraude entraîne la fraude ; la fraude sociale des petits bricoleurs de la triche aux réseaux mafieux qui industrialisent les fausses fiches de paie et les faux arrêts maladie.

Les deux piliers de l’économie souterraine sont, selon ces organismes internationaux, le travail clandestin et le trafic de drogue. Entrés illégalement sur le territoire national, nos bien-aimés « sans-papiers » sont contraints de rembourser au plus vite les exigeants réseaux criminels qui les ont amenés en France : quand ils ne trouvent pas assez vite un travail dans le bâtiment ou la restauration, le trafic de drogue leur tend ses bras rémunérateurs. Au fil des années, et des installations, des liens se perpétuent et se renforcent : ce sont les mêmes passeurs, les mêmes familles, les mêmes ethnies, les mêmes régions. Ici et là-bas. Pour de nombreux pays d’émigration, les revenus envoyés par les immigrés à leurs familles sont la première recette de leurs balances des paiements. On comprend que de nombreux États ne fassent aucun effort, ni pour arrêter ni pour reprendre leurs ressortissants. Aux ministres français excédés, le président du Sénégal, Abdou Diouf, répondra entre fatalisme et ironie : « On n’arrête pas la mer avec les bras. Tant qu’il y aura un quartier nord riche et un quartier sud pauvre, dans notre village Terre, toutes les barrières du monde ne pourront empêcher des hommes d’être attirés par le Nord riche. »

Au petit matin du vendredi 23 août, à 7 h 30, passant par la rue Saint-Bruno, à l’arrière de l’Église, les CRS s’ouvrirent un chemin à coups de hache, devant un ballet endiablé de caméras et de commentateurs qui croyaient assister à la rafle du Vél’ d’Hiv’. Le mot rafle fut d’ailleurs employé avec une rare complaisance par tous les médias. Les cloches de l’église se mirent à sonner. Le père Coindé improvisa une prière. Le porte-parole des sans-papiers, Ababacar Diop, fut embarqué par les gendarmes mobiles ; on apprit plus tard sa régularisation.