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Les CRS triaient comme ils pouvaient entre les grévistes de la faim, les clandestins et leurs soutiens qui criaient : « Première, deuxième, troisième génération, nous sommes tous des enfants d’immigrés ! »

Une femme africaine portant son enfant sur le dos maniait l’ironie grinçante devant les caméras de télévision : « La dignité de la France, vous nous l’avez montrée aujourd’hui, messieurs. Merci, messieurs les colonisateurs que nous avons connus. Merci, la France de Chirac, de Juppé, de Debré. »

Autour, les manifestants criaient en écho rédempteur : « On est là. »

Mercredi 28 août, un avion charter conduisait à Bamako des clandestins, dont certains des occupants de l’église Saint-Bernard. Au même moment, plusieurs milliers de personnes défilaient de la République à Stalingrad, pour protester contre ces expulsions. Au premier rang, on reconnaissait Miou-Miou, Patrice Chéreau, Marina Vlady, Alain Krivine, Jack Ralite, Robert Hue, Martine Aubry, Dominique Voynet, Harlem Désir, Mgr Gaillot, Théodore Monod et Léon Schwartzenberg. Autour de l’église Saint-Bernard, quelques centaines de jeunes gens se heurtaient aux policiers, les accablant de pierres et d’insultes.

Les CRS devenaient enfin ces SS qu’on leur assurait qu’ils étaient près de trente ans plus tôt. Le ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, ne s’est jamais tout à fait remis de l’image de Reichsführer Himmler qu’une habile propagande lui accola alors, et qu’il n’a cessé depuis de vouloir effacer à force de bien-pensance, de propos politiquement corrects sur l’immigration ou le mariage homosexuel, et même d’écriture appliquée de romans policiers. Longtemps après, il ne se lassait pas de conter, avec l’ironie désabusée de celui qui est revenu de tout, les appels téléphoniques réitérés et furibonds du cardinal de Paris, Mgr Lustiger : « Écoutez ce que vous dit le curé de Saint-Bernard, ce n’est pas possible de ne rien faire ! » ; et le communiqué de presse publié par l’épiscopat quelques minutes après le début des opérations d’évacuation, plein d’émotion réprobatrice : « Comment ? La police est entrée dans une église en fracassant une porte ? ! »

Pour toutes les belles actrices qui posaient à leurs côtés ; pour le comité « Des papiers pour tous » qui bloquait un camion cellulaire sortant du tribunal ; pour les juges qui traquaient l’erreur procédurale de la police ; pour tous les commandants de bord qui refusaient de prendre les « sans-papiers » renvoyés dans leur avion ; pour tous les militants associatifs qui leur trouvaient des logements subventionnés, les nourrissaient et leur donnaient des conseils juridiques pour ne pas être expulsés ; pour tous les inspecteurs du travail qui refusaient avec hauteur de contrôler les travailleurs clandestins ; pour tous les collégiens qui protestaient contre l’expulsion de leur « camarade » scolarisé avec eux, le « sans-papiers » se révéla une aubaine inespérée, un « Juif » idéal qui permettait de se parer des atours prestigieux du « Juste » sans risquer de tomber sous les balles des SS ou de la Milice. À tous les Français qui n’avaient pu, ou su, ou voulu, ou osé, ou désiré sauver des Juifs en 1942, l’Histoire, bonne fille, donnait une seconde chance.

Le « sans-papiers » n’était pas seulement le Juif idéal. Il était aussi le retour de la figure christique, pauvre étranger persécuté, venu sauver malgré lui une société française qui, décadente et corrompue, avait beaucoup pêché. Le « sans-papiers » est une de ces magnifiques « idées chrétiennes devenues folles » annoncées par G. K. Chesterton. Il sonnait le retour du bon sauvage de Rousseau, innocent de toutes les souillures morales et écologiques de la civilisation. Il ressuscitait le prolétaire de la geste marxiste-léniniste, travailleur exploité et agent révolutionnaire de la grande rédemption communiste, tandis que le prolétaire occidental s’était abîmé dans la consommation petite-bourgeoise, et que le flamboyant prolétaire russe de naguère avait vu s’effondrer son infâme dictature soviétique. Le « sans-papiers » était l’ancien colonisé à qui on devait éternelle réparation, qui ne manquait jamais de nous rappeler notre crime originel pour relativiser et excuser son délit anodin ; qui excipait de notre invasion passée de son territoire pour absoudre et occulter son invasion présente de notre territoire.

Le « sans-papiers » est la quintessence, l’ultime et dérisoire avatar de toutes nos utopies millénaires, de nos rêves, de nos mythes, de nos illusions, de nos doutes, de nos culpabilités ressassées, de nos honte et haine de soi. « Tant qu’une nation conserve la conscience de sa supériorité, elle est féroce et respectée. Dès qu’elle la perd, elle s’humanise et ne compte plus », disait Cioran.

Le « sans-papiers » est l’incarnation emblématique de l’alliance objective entre le MEDEF et la LCR, entre les libéraux et les libertaires, entre l’univers patronal et le monde associatif, entre le costume trois-pièces et le blouson-pataugas, les uns pour « faire du fric », les autres pour noyer sous la masse venue d’Afrique la patrie du « mâle blanc hétérosexuel », comme ils disent, et se « gratter sur les subventions copieuses » versées par l’État et les collectivités locales pour entretenir cette cohorte de pauvres attirés par un pays de cocagne, mais si malade qu’il permet à des étrangers illégalement entrés sur son sol de manifester à visage découvert et même de faire grève. Quelques mois après l’évacuation de l’église Saint-Bernard, Ababacar Diop publiait un livre intitulé Dans la peau d’un sans-papiers 3.

Payée (grassement) par les uns, et nourrie idéologiquement par les autres, une caste de comédiens, de chanteurs, de metteurs en scène, d’écrivains, de philosophes, de sociologues, tout un monde et un demi-monde égocentrique et arrogant, souvent domicilié en Suisse ou en Belgique pour payer moins d’impôts – sans qu’ils se demandent une seconde s’il n’y a pas un rapport entre l’immigration et l’alourdissement continuel des impôts et des charges sociales imposés aux citoyens français –, relie ces alliés improbables, prêchant le bon peuple de sa chaire cathodique, l’inondant de moraline et de culpabilisation.

1.

Joe Dassin, « L’Amérique », dans l’album

La Fleur aux dents

, 1970.

2.

Robert Laffont, 2006.

3.

Le Seuil, 1997.

1997

6 novembre 1997

Cent millions de morts…

et moi, et moi, et moi

Lionel Jospin jubilait. Il goûtait avec délectation ces joutes parlementaires pendant lesquelles il se posait au milieu de l’arène, un fouet à la main, pour dresser les lions de la droite. Jospin était un Premier ministre de hasard, nommé à la suite d’une dissolution baroque décidée par le président Chirac sur l’instigation de son conseiller Dominique de Villepin ; mais il avait revêtu avec aisance les habits de sa fonction. Jospin était au fond un grand bourgeois louis-philippard attaché au parlementarisme britannique, qui détestait l’esprit monarchique et bonapartiste de la Ve République. L’Assemblée nationale devait à ses yeux redevenir le cœur de la vie politique française ; il s’y employait en rabattant dans l’hémicycle les débats intellectuels, idéologiques, historiques qui agitaient la Cité.

Quand Le Livre noir du communisme, dirigé par Stéphane Courtois 1, parut, il n’hésita pas une seconde, se jeta dans la bataille, et déclara : « Le communisme est représenté dans mon gouvernement et j’en suis fier ! » au milieu des tumultes et charivaris dans les travées de l’opposition, qu’il était toujours ravi de provoquer. Il ne fut pas le seul. Le Tout-Paris intellectuel et médiacrate noircit des tribunes enfiévrées. Personne ne discutait le sérieux du travail historique accompli par les nombreux auteurs de cet ouvrage collectif. Le texte de Nicolas Werth (un livre dans le livre) fut couvert d’éloges. L’historien iconoclaste détruisait pourtant ce qui avait été, depuis la mort de Staline en 1953 et la révélation de ses crimes par son successeur Khrouchtchev, la principale ligne de défense du communisme : l’hermétique séparation entre Lénine et Staline, entre le bon et le méchant, le sincère et le fourbe, le révolutionnaire romantique et le bureaucrate paranoïaque. Mais la distinction se révélait fallacieuse, et Lénine fut reconnu massacreur en chef, avant même que la guerre civile ne justifiât une radicalisation qu’avait anticipée un Vladimir Ilitch hanté par la figure historique de la Terreur, voulant réussir là où Robespierre avait échoué. Mais il fallait pour nos plaideurs du communisme parer au plus pressé ; sacrifier Lénine pour sauver le communisme ; diviser et opposer les collaborateurs à l’œuvre commune afin d’isoler le responsable de l’ouvrage, Stéphane Courtois.