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À voir le Tout-Paris s’agiter, s’étriper, s’insulter, s’indigner, on se demandait ce qui motivait cette défense acharnée d’une « illusion » près d’une décennie après la chute de la patrie du socialisme, l’URSS, et alors qu’en France le PCF était devenu une force marginale de la vie politique nationale.

Sans doute nos intellectuels de gauche ne défendaient-ils pas tant le communisme qu’une conception progressiste de l’Histoire, la possibilité de continuer à croire, le principe même d’un messianisme millénariste, et la légitimité de l’imposer d’en haut à tous, quels que soient les moyens et les résistances. Ce n’était pas le communisme mais le totalitarisme qu’ils aimaient, et ils révélaient sans le savoir cette obstination des « philosophes », même abâtardis, qui depuis Platon ne cessent de vouloir révéler aux pauvres hères ce qui se cache derrière les ombres de la caverne, pour les gouverner en « rois ». Orwell avait déjà déploré en son temps que la gauche était toujours « antifasciste » mais rarement « antitotalitaire ».

Nos intellectuels progressistes souhaitaient avant tout continuer à pérorer, morigéner, vitupérer, sermonner, moraliser, imposer, diriger, remodeler, condamner, excommunier.

« Le parti-prêtre », disait Michelet.

1.

Robert Laffont, 1997.

2.

L’Âge d’homme, 1980.

3.

Op. cit.

1998

12 juillet 1998

Black-blanc-beur

Le même George Orwell aimait à parler de « l’indécence extraordinaire des dominants ». On en vécut une magnifique démonstration en la douce soirée d’été du 12 juillet 1998. Alors qu’un million de personnes se répandaient sur les Champs-Élysées (« la mer » chère au général de Gaulle à la Libération de Paris), l’Arc de triomphe était éclairé à la gloire du meilleur buteur de cette finale (qui avait pourtant accompli un tournoi plutôt terne) : Zidane président ! Les hommes politiques de tous bords, les intellectuels de tout acabit, qui n’avaient manifesté jusque-là que mépris pour ce « sport de beauf », exaltèrent avec des trémolos dans la voix la victoire de la France « black-blanc-beur ».

Cette victoire inespérée que les authentiques amateurs de football attendaient depuis cinquante ans (Thierry Roland poussa ce cri : « Maintenant que j’ai vu ça, je peux mourir ! »), cette victoire que la France avait effleurée en 1982 et 1986, et qu’à chaque fois les Allemands avaient arrachée des mains de l’équipe de Platini, cette victoire qui ne consacrait pas l’équipe la plus talentueuse de l’histoire du foot français mais la plus opiniâtre et combative, cette victoire préparée avec un soin méthodique par le « coach » (c’est alors qu’on découvrit ce mot) Aimé Jacquet dans un petit carnet qu’il tenait serré dans ses bras comme un bébé, cette victoire qui n’avait pas été annoncée par des médias sportifs ayant déversé pendant des mois avant la compétition un tombereau d’injures sur l’équipe de France, cette victoire qui couronnait, on l’a vu, le système de formation du football français sorti de la tête de quelques hauts fonctionnaires (hé oui !) au début des années 1970, cette victoire que tout un peuple fêta dans la liesse – cette victoire fut dérobée, subtilisée, transformée, transfigurée, un soir d’été, par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques et devint un fantastique objet de propagande.

En une nuit de folie, on sortit de la guerre du football pour entrer dans la guerre idéologique ; on sortit du jeu pour entrer dans la morale. Nos trois couleurs n’étaient plus bleu, blanc, rouge, mais black-blanc-beur. Ce n’était plus la victoire de la meilleure équipe du monde mais celle du métissage et de l’intégration à la française. Zidane était kabyle, Desailly africain, Karembeu kanak, Thuram guadeloupéen ; même Barthez redevenait pyrénéen et Jacquet forézien. C’était la foire du retour aux origines, venues de partout, sauf de la terre de France. On entendit une militante antiraciste exaltée affirmer que l’équipe aurait été encore meilleure si on y avait incorporé un joueur asiatique. Même les journaux allemands conclurent de l’élimination pour une fois précoce de la Mannschaft à l’abolition urgente du droit du sang germanique. Les idéologues et intellectuels français prouvaient une fois encore qu’ils n’avaient pas tout à fait perdu la main. Ils n’avaient rien prévu ni rien préparé, encore moins comploté ; mais ils s’étaient montrés de remarquables opportunistes, des experts dans l’art de la récupération. Tout le travail de sape antiraciste et multiculturaliste de trois décennies trouvait soudain son issue, son moment fatidique, son kairos.

Au milieu des transes dithyrambiques des intellectuels les plus posés, de l’enthousiasme incoercible des politiques même les plus insipides, le mot du député RPR des Hauts-de-Seine Patrick Devedjian les résuma tous : « Ce soir il y en a un qui a vraiment l’air d’un con, c’est Le Pen. »

L’utilisation du football à des fins de propagande idéologique, nationaliste et politique avait été jusqu’ici l’apanage des régimes autoritaires, fascisme, franquisme, dictature de généraux brésiliens ou argentins. Les mêmes méthodes furent empruntées par la mouvance antiraciste et multiculturaliste dans une France de 1998 qui voulut croire au miracle.

Des années plus tard, une fois l’ivresse retombée, un sociologue de gauche fort bien-pensant (pléonasme ?), Stéphane Beaud, dans un livre intitulé Traîtres à la nation 1, remit les pendules ethniques à l’heure sociale. Quand on étudiait sérieusement les milieux d’où venaient les joueurs de l’équipe triomphante de 1998, on constatait qu’ils étaient tous issus de cette France rurale et ouvrière qui jetait ses derniers feux, où le sens de l’honneur, le respect des anciens, l’humilité individuelle qui se perd et se grandit dans le groupe, sans oublier l’amour de la patrie, n’étaient pas encore de vains mots. Quels que soient leurs origines et leurs lieux de naissance, ces joueurs étaient rassemblés par les valeurs de la France traditionnelle. Mais la passion irrésistible des élites intellectuelles et politiques françaises pour les racines, l’origine, l’obsession racialiste de l’antiracisme dominant depuis les années 1980, avaient recouvert et effacé l’ancienne matrice marxisante qui mettait la classe sociale en lumière et à l’honneur. On pourrait poursuivre la réflexion fort pertinente de notre sociologue. L’équipe de 1998 n’était pas plus métissée que sa glorieuse devancière de 1982 ou même celle de 1958 ; le football français a toujours puisé, à l’instar de ce qui se passait dans les usines, dans l’immigration du moment, belge, polonaise, italienne, espagnole, kabyle, africaine ; c’était le regard qu’on portait sur elle qui avait changé. Kopa et Platini (ou Tigana, Amoros, Piantoni, Genghini, Janvion, Trésor) étaient regardés comme des Français, pas des descendants de Polonais, Italiens, Espagnols, Antillais, Africains. On insistait d’abord sur la chance qu’ils avaient eue de le devenir, et non sur la « chance » qu’ils étaient pour la France. L’équipe de 1998 était dirigée d’une main de fer par deux hommes, l’entraîneur (le coach !) Aimé Jacquet et le capitaine Didier Deschamps, deux « Français de souche », purs produits de cette France rurale et ouvrière, qui agirent comme l’avaient fait leurs ancêtres ouvriers et paysans, accueillant, souvent roides, les nouveaux venus, leur inculquant le savoir-vivre et le savoir-être français, leur servant de référent dans leur lent et exigeant travail d’assimilation au vieux pays. Entre le hussard noir de la République Jacquet et le chef d’atelier – « taulier », dit-on dans le foot comme à l’usine –, les traditions étaient maintenues.