Cette transformation du football français demeura un temps méconnue du grand public, alimentant les conversations privées des dirigeants et les réunions professionnelles. Au cours de la décennie 2000, dirigeants, entraîneurs, joueurs, croquant goulûment les fruits de l’arrêt Bosman, n’auront pas envie de tuer la poule aux œufs d’or ; et les journalistes sportifs se tairont de peur de « faire le jeu du Front national ». La machine mettra dix ans à exploser. Lors de la Coupe du monde de 2010, en Afrique du Sud, des joueurs révoltés refuseront de s’entraîner et s’enfermeront dans leur bus, devant les caméras du monde entier. Alors, la France découvrira, toute honte bue, ce qu’est devenu le foot français, et son équipe nationale. Vikash Dhorasoo, un joueur talentueux, engagé à gauche, et plus cultivé que la moyenne, vendra la mèche : « Cette équipe représente la France des banlieues, la France des ghettos, des quartiers populaires qui sont devenus très durs. Je viens d’un milieu ouvrier, mon père travaillait comme ceux de Deschamps ou de Blanc. Mais aujourd’hui, dans les quartiers populaires, le pouvoir a été abandonné aux caïds, et c’est ce qu’on retrouve en équipe de France 4. »
On apprendra que les repas servis à table aux joueurs de l’équipe de France étaient halal ; que les joueurs étaient sous la coupe de ceux qu’on appelait des « caïds » : Ribéry, Evra, Anelka, tous trois convertis à l’islam ; que ce dernier traitait son « coach » « d’enculé » ; que le joueur Gourcuff, trop bien élevé, « trop français », était victime d’un violent ostracisme. Cette équipe de 2010 se révélait l’exacte antithèse de celle de 1998 et son duo « tradi » Jacquet-Deschamps, avec Raymond Domenech, son sélectionneur « bobo » progressiste, militant de gauche, « qui se rêvait acteur », demandait à la télévision sa fiancée en mariage le soir d’une défaite de son équipe, et avait accepté sans mot dire l’exclusive halal, tandis que le nouveau « taulier » de l’équipe, Franck Ribéry, était un quasi-illettré, s’exprimant dans une langue approximative, incarnation flamboyante de ce lumpenprolétariat français du XXIe siècle, parfait exemple d’intégration à l’envers qui gagne les jeunes « Français de souche » demeurés dans nos banlieues.
Le football, hypermédiatisé pour la défense conjointe d’énormes intérêts commerciaux et la bonne cause antiraciste, mettait sous une lumière crue les maladies mortelles d’une France que les médias avaient l’habitude de dissimuler. Dans les déclarations officielles des politiques, des journalistes, des intellectuels, le football redevint alors un jeu, et non plus une morale ; les joueurs n’étaient que des « sales gosses pourris par l’argent et l’individualisme moderne », et non plus des exemples de « l’intégration à la française ». C’est dans ce contexte d’urgente rectification idéologique et médiatique, que le sociologue Stéphane Beaud publia son étude sur la sociologie des joueurs bénis de 1998. Mais il était trop tard. Les publicitaires et les affairistes s’affolaient, serrant leur cassette contre leur cœur. Le foot risquait de connaître le sort funeste de la boxe, grand sport populaire avant guerre, ramené à un stade artisanal et confidentiel à partir des années 1980. La classe moyenne blanche française retrouvait dans le football, source de divertissement, ses angoisses sécuritaires et identitaires. Elle n’envoyait plus ses enfants dans les clubs, lui préférant le basket ou le tennis ; ne regardait plus les matchs à la télévision ; retournait le mépris et la haine que lui avaient manifestés les joueurs « bleus ». Un marché risquait de s’effondrer en même temps qu’une mystification idéologique.
L’indécence extraordinaire des dominants était devenue boomerang.
1.
La Découverte, 2011.
2.
Éditions Hugo et Cie, 2013.
3.
Racaille football club
, p. 146.
4.
Ibid.
, p. 49.
1999
Novembre 1999
José Bové ou la trahison d’Astérix
Il était fait pour le rôle. Un corps trapu, une gouaille naturelle, des bacchantes épaisses. José Bové était un Astérix de chair et d’os. Quand, avec ses amis, il mit à sac un Mc-Donald’s en construction à Millau, au cœur de l’Aveyron, la France entière le prit en affection : le roquefort était la potion magique de ce petit qui n’avait pas peur des grands, de ce Gaulois qui osait défier les légions romaines de notre époque. Son combat contre la « malbouffe » ne pouvait être que populaire dans un pays persuadé d’avoir la meilleure cuisine du monde. Il fut arrêté, condamné, emprisonné. La rigueur du tribunal de Montpellier fut sa chance. De partout en France, mais aussi d’Europe, d’Afrique et d’Asie, et même des États-Unis, on envoya des chèques pour payer sa caution de 105 000 francs – « la rançon » disaient ses amis – exigée par la Justice pour sa libération.
Son histoire avait fait le tour du monde. Elle était le point d’orgue d’une longue bataille qui avait commencé dans les années 1980, lorsque les agriculteurs américains avaient piqué leurs bœufs avec des hormones pour les engraisser. Sous la pression des consommateurs, les autorités sanitaires européennes avaient interdit le bœuf aux hormones en 1988.
Les grands groupes agroalimentaires comme Tyson Foods ou Cargill avaient convaincu le gouvernement américain de saisir le tribunal de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) qui faisait ses premières armes institutionnelles. En 1999, l’Europe était condamnée, mais maintenait sa réglementation. En rétorsion, les États-Unis établissaient une liste noire de soixante produits agricoles français surtaxés à 100 % à l’importation, dont le roquefort.
Le 12 août 1999, les paysans du Larzac et les producteurs de brebis saccageaient le chantier du McDonald’s de Millau.
À son procès, Bové avait lancé : « C’est le roquefort contre le bœuf aux hormones. » Il avait été condamné, mais sa victoire fut totale.
José Bové devint un « bon client » des médias. Sa rhétorique redoutable, son aisance devant les caméras, jusqu’à son anglais fluent, révélaient l’enfance patricienne, une jeunesse vagabonde aux États-Unis, une formation idéologique dans les rangs de l’extrême gauche, avant que ce fils de bourgeois objecteur de conscience ne débarque comme beaucoup de ses congénères, au milieu des années 1970, pour combattre le camp militaire du Larzac, et découvrir les splendeurs et misères du « retour à la terre » en vogue à l’époque parmi ceux qu’on appelait encore des hippies.
Mais Bové, lui, s’était accroché ; était devenu un producteur réputé de roquefort, avait même fondé un syndicat d’agriculteurs rival de la FNSEA, gagné depuis l’origine au productivisme et à l’alliance avec le pouvoir gaullo-chiraquien. Avec le « démontage » du McDonald’s de Millau, il connaissait son quart d’heure de célébrité warholien qu’il exploitait avec une rare finesse tactique. Il plaçait son combat sous les auspices de Gandhi et des théoriciens pacifistes ; il n’acceptait de sortir de prison qu’après que McDonald’s France eut retiré sa plainte ; il ne tardait pas à saccager une serre de plants de riz génétiquement modifiés (OGM) ; il était reçu à l’Élysée et à Matignon, par Jacques Chirac et Lionel Jospin. Il se précipitait au sommet de l’OMC à Seattle.