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En ce mois de novembre 1999, notre Astérix aveyronnais découvrait qu’il n’était pas seul. Des milliers de jeunes protestataires venus du monde entier tentaient de bloquer la tenue de la réunion commerciale de l’OMC à Seattle, poussant une police américaine débordée à sortir matraques et gaz, devant les caméras accusatrices des médias internationaux.

Jamais des négociations commerciales de ce genre n’avaient été ainsi placées sous les projecteurs de l’opinion. On était dans le droit fil du procès de Bové : bien au-delà de la « malbouffe », un mouvement émergeait contre l’expansion indéfinie du commerce mondial, sous la houlette des grands groupes transnationaux ; une opposition juvénile internationale à ce qu’on appelait en français la « mondialisation » et, de façon beaucoup plus pertinente en anglais, globalization.

Ces émeutes de Seattle constituèrent l’acte de naissance de l’« altermondialisme » ; le mouvement organisa deux ans plus tard son premier forum social mondial en janvier 2001, dans la ville brésilienne de Porto Alegre.

Les nouveaux amis de José Bové étaient marxistes, socialistes, pacifistes, libertaires, « citoyens du monde », féministes, écologistes, héritiers de tous les gauchismes des années 1970, sans oublier d’inévitables « casseurs » qui s’agrégeaient à chaque manifestation pour affronter les forces de l’ordre.

Ils se qualifièrent d’« antimondialistes ». Ils combattaient les théoriciens libéraux pour qui « la mondialisation » était la conséquence « naturelle » des évolutions économiques et technologiques du capitalisme. Il y a depuis l’origine une tentation providentialiste parmi les théoriciens du libre-échange. Ils ont tendance à considérer que la liberté des échanges est une bénédiction des peuples venue du Très-Haut pour apporter la prospérité et la paix entre les hommes ; tous ceux qui sont hostiles ou réservés sont des émanations du démon. Quand il voulut se moquer des réflexes corporatistes et protectionnistes, le grand penseur français du libéralisme du XIXe siècle, Frédéric Bastiat, n’évoqua pas par hasard une révolte des marchands de bougie suppliant l’État de les protéger de la concurrence scandaleuse du soleil ! Au XIXe siècle, l’homme qui abolit les Corn Laws (les droits sur les blés) et fit entrer l’Angleterre dans l’ère du libre-échange, Robert Cobden, avait failli devenir prêtre et était porté par une vision messianique de son action politique. En cette extrême fin du XXe siècle, l’esprit divin souffle toujours, seules les références ont changé. On interprète l’Histoire des années 1930, et on en conclut que le réflexe protectionniste américain (le fameux tarif Smoot-Hawley) fut à l’origine de l’arrivée de Hitler au pouvoir et de la Seconde Guerre mondiale. Les résistants à la vague libre-échangiste sont des fauteurs de guerre, des fascistes, des nazis. Ils sont au mieux accusés d’égoïsme, d’être des partisans du repli frileux sur les anciens parapets, des ringards et d’archaïques réactionnaires qui refusent le développement économique des pays pauvres d’Afrique et d’Asie, et protègent des rentes et des industries dépassées par de vaines lignes Maginot.

Ce bombardement d’une puissance de feu inouïe fit céder les défenses de leurs adversaires, qui troquèrent l’« antimondialisme », pour un « altermondialisme » de meilleur aloi. Ces héritiers de Gramsci ne pouvaient pas ignorer les conséquences de leur choix sémantique. Ce changement pudibond de nom signait leur reddition ; mais ils préférèrent la soumission à la diabolisation. Les idéologues libéraux avaient retourné avec succès, contre ces anciens marxistes de toutes obédiences, l’antique tactique chère à Joseph Staline de « fascisation » de l’adversaire.

En devenant « altermondialistes », pour ne pas être accusés de repli frileux sur les vieilles nations, les « antimondialistes » se soumettaient à l’universalisme abstrait de leurs adversaires. Ces socialistes avouaient qu’à l’instar des libéraux, ils étaient les héritiers communs de la pensée des Lumières. Ils dénigraient le capitalisme, mais continuaient à se référer à l’universalisme des droits de l’homme qui en constituait la matrice. Ils se faisaient les hérauts d’une « autre mondialisation », d’une « mondialisation plus humaine », une « mondialisation citoyenne », mais c’était toujours la mondialisation, s’inclinant devant son caractère « systémique ». Ils s’opposaient à la « mondialisation néolibérale » sans comprendre que l’expression était un pléonasme. Ils voulaient réguler le « marché » dans le cadre d’une « gouvernance mondiale », qui ne pourrait être mise en œuvre que par le bras armé du libéralisme (FMI, G7, OMC, etc.). Ils dénigraient le libéralisme économique, mais faisaient l’apologie du libéralisme sociétal, sans comprendre, malgré les analyses fines d’un Jean-Claude Michéa, que les deux étaient liés. Ils exaltaient le retour aux productions locales, pour lutter contre la malbouffe et le réchauffement climatique, mais encourageaient avec passion les mouvements migratoires les plus massifs au nom du « métissage ». Ils se voulaient d’ardents « citoyens du monde » et rejoignaient ainsi dans leur cosmopolitisme méprisant pour les peuples, leurs cultures, leurs racines, leur art de vivre, les patrons des grands groupes globalisés qu’ils vouaient aux gémonies.

Le destin personnel de José Bové fut le reflet de cette défaite sémantique, idéologique et politique. Il devint député européen sous la bannière des Verts ; se lia d’amitié avec Daniel Cohn-Bendit ; après avoir voté non au référendum de 2005, il se convertit, sous l’influence de son nouvel ami, aux mânes de l’Europe fédérale. Il ne renia aucun de ses combats ; se révéla un député européen pugnace, pourchassant les lobbies, la corruption, les atteintes à la santé publique des grands groupes du tabac, des OGM, ou de l’industrie pharmaceutique. Sa lutte n’était pas vaine ; mais résiduelle. Un député isolé dans le Parlement marginalisé d’une Europe obsédée par la seule « concurrence libre et non faussée ».

Il s’était rendu populaire par son combat contre la « malbouffe ». Celle-ci se répandit comme jamais. L’Europe, depuis la réforme de la PAC en 1992, était devenue le cheval de Troie de « l’américanisation » des assiettes. On n’avait pas le bœuf aux hormones ni les OGM, mais le productivisme effréné de l’industrie agroalimentaire française (la Bretagne !) et européenne (Prusse-Orientale ou Espagne), et l’efficacité redoutable de la grande distribution à « tirer » les prix au plus bas. Cette dérive irrépressible avait transformé l’alimentation des Français et des Européens en une folle machine à fabriquer des maladies (obésité, cholestérol, cancers, diabètes, maladies cardio-vasculaires) que l’industrie pharmaceutique traitait avec d’innombrables médicaments pour le plus grand profit de ses actionnaires.

Bové ne l’admettrait jamais, mais il était devenu l’« idiot utile », la « caution démocratique » de ses ennemis de toujours. Comme si, à la fin de l’histoire, au moment du traditionnel banquet gaulois, alors que tous festoyaient, qu’Obélix se gavait de sangliers et qu’Assurancetourix bâillonné se désespérait de ne pas chanter, Astérix était passé dans le camp des Romains.

2000

10 juillet 2000

Airbus story

Les hommes restent longtemps des enfants. Ils aiment à construire des Lego de plus en complexes, de plus en plus gros, de plus en plus majestueux. C’est la course à la taille. Avec leur théorie des économies d’échelle, les économistes ont donné une apparence rationnelle à ces pulsions enfantines. Alors qu’on approche du mythique an 2000, et qu’on joue à se faire peur sur le « bug informatique », les seigneurs de l’aéronautique mondiale jouent au Lego. On appelle cela des fusions-acquisitions.