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La guerre froide entre les États-Unis et l’URSS était symbolisée par le rideau de fer qui coupait Berlin en deux ; les frontières étaient surveillées, verrouillées, sacralisées. Le monde inauguré par le voyage de Nixon en Chine sera un monde ouvert, celui à venir d’internet et des porte-conteneurs (et des paradis fiscaux) qui abolira, niera, ridiculisera les frontières.

La fin du XXe siècle retrouverait ainsi les couleurs de la fin du XIXe siècle, qui avait connu une première mondialisation, favorisée là aussi par le creusement des grands canaux (Suez, Panama), le développement du commerce international, les nouvelles découvertes technologiques (téléphone, automobile, avion), l’extension du libre-échange, sous la houlette de la Grande-Bretagne, grande puissance impériale, industrielle, financière de l’époque, qui jouait alors le rôle de « gendarme du monde », tenu depuis 1945 par les États-Unis.

La comparaison avec le monde d’avant 1914 est édifiante pour un Français. En 1815, la puissance maritime dominante, la Grande-Bretagne, a vaincu sa rivale continentale, la France de Napoléon, grâce au soutien d’une autre puissance continentale ambitieuse, mais encore marginale, la Prusse. C’est Blücher qui sauve « Wellington acculé sur un bois » par Napoléon à Waterloo, pour que le combat change d’âme.

Toute l’Histoire du XIXe siècle peut se résumer à la montée en puissance de la Prusse qui élimine l’Autriche, puis écrase la France, qui l’avait humiliée à Iéna, et finit, grâce à son dynamisme démographique et commercial, par menacer les positions impériales de la puissance maritime. Alors, la Grande-Bretagne s’allie à l’ancien ennemi français pour contenir la menace de la nouvelle puissance continentale : l’Allemagne. Cette lutte entraînera une guerre de trente ans (les deux guerres mondiales) et quelques millions de morts.

Un siècle plus tard, il faut remplacer l’Angleterre par les États-Unis, la France de Napoléon par l’URSS, et l’Allemagne par la Chine, l’empire du milieu… de l’Europe, par l’empire du Milieu. Mais c’est toujours le même affrontement entre la mer et la terre.

L’URSS vaincue en 1989 et détruite en 1991, la montée en puissance de la Chine finira par inquiéter les États-Unis. Et les voisins de la République populaire que les États-Unis s’efforceront de fédérer : Inde, Japon, Singapour, Australie.

Au début du XXe siècle, les Anglais avaient décidé d’affronter l’Allemagne après que celle-ci, jetant par-dessus bord les matoises prudences bismarckiennes, avait lancé une grande et ambitieuse politique de construction navale pour rivaliser avec la Royal Navy. La Chine, en 2012, a inauguré son premier porte-avions, et veut faire de la mer de Chine son arrière-cour maritime.

Napoléon reprochait déjà à l’Angleterre de le poursuivre de sa vindicte pour assouvir sa boulimie de dettes et enrichir sa chère City. Deux siècles plus tard, les Chinois reprochent aux États-Unis de crouler sous les dettes, et de développer un capitalisme casino qui sacrifie tout, jusqu’à la prospérité du monde, pour satisfaire la cupidité insatiable des financiers de Wall Street.

À la suite du geste d’ouverture de De Gaulle à destination de la Chine populaire les Français, toujours intellectuels en politique, ont inventé puis conceptualisé le monde multipolaire forgé par le voyage de Nixon en Chine en 1972. Mais nous ne parvenons pas à y trouver une place digne de notre passé.

6 avril 1972

Bruay-en-Artois :

coupable parce que bourgeois

Il est grand, le teint rougeaud, une calvitie prononcée. Hautain et arrogant. C’est un notable de province, un riche notaire ; il a hérité d’une fortune terrienne qu’il a fait fructifier. Il est membre du Rotary Club. C’est un bourgeois du Nord. Michel Bouquet aurait pu l’incarner dans un film de Claude Chabrol. Il vit encore à trente-sept ans chez sa mère, une catholique rigoriste. Il a une maîtresse, Monique Mayeur, en instance de divorce. Il a pris l’habitude de garer sa voiture rue de Ranchicourt, derrière la grande villa blanche où habite Monique, près d’un terrain vague qui la sépare de la brique sombre des corons, pour dissimuler à tous, et surtout à sa rugueuse mère, sa liaison. Il n’aurait jamais imaginé que cette crainte du qu’en-dira-t-on et des réactions de sa chère maman bouleverserait son existence.

Le juge d’instruction Henri Pascal est un rondouillard et sympathique quinquagénaire. Petit homme volubile, Méridional égaré chez les gens du Nord qui ont dans le cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors. Se révélera fort télégénique ; en fin de carrière, s’ennuie à Béthune. Il s’est toujours senti déclassé – brillant étudiant, mais fils de pauvres – au sein d’une profession d’« héritiers » qui « se considèrent le plus souvent comme des descendants de l’ancienne noblesse de robe » enfermés dans « leur tour d’ivoire ». Il est un militant de la première heure du Syndicat de la magistrature, né après Mai 68, qui a justement clôturé ses dernières assises sur le thème de « La justice et l’argent ».

Léon Dewèvre est un mineur des Houillères. Avec sa femme Thérèse, ils resteront dignes dans le malheur, comme des incarnations d’ouvriers chez Zola.

Le cadavre de leur fille Brigitte est découvert le 6 avril 1972 sous de vieux pneus par deux enfants jouant au ballon dans le fameux terrain vague. L’autopsie révélera qu’elle a été étranglée avec un foulard, frappée à coups de hache, mais pas violentée. Brigitte n’avait pas seize ans. La mort tragique de cette « enfant du peuple » sera annoncée dans un entrefilet de la presse locale.

Le jeudi 13 avril en revanche, l’arrestation du notaire déclenchera un hourvari médiatique jamais vu en France depuis l’affaire Dominici. C’est à Bruay-en-Artois que sont inaugurées les antennes mobiles qui permettent aux reporters de réaliser des interviews en direct. Le juge a allumé la mèche en laissant filmer par les caméras l’arrestation du notaire menotté. Lors de la reconstitution du crime, il lâche : « Je n’ai pas perdu mon temps. » Il alimente la presse pour « ne pas laisser courir les bruits les plus faux » et « faire connaître ses idées sur la justice ». Il théorise une justice transparente, au plus près des justiciables. Les journaux, radios, télévisions envoient d’innombrables reporters, sommés de fournir « infos et scoops » quotidiens, qui se transforment en Rouletabille, quêtant le moindre indice, l’inventant si nécessaire, refaisant les enquêtes, concurrençant police et justice, les bousculant, les harcelant, déchaînant les passions populaires, tour à tour acteurs et commentateurs de la tragédie qu’ils écrivent chaque jour.

Le juge Pascal n’a jamais présenté une preuve matérielle de la culpabilité du notaire. Il se fondera toujours sur son « intime conviction », traquant les contradictions, voire les mensonges du coupable qu’il s’est choisi.

Les juges rouges avaient forgé une théorie et une pratique de la justice révolutionnaire. La lecture de Marx leur avait appris que le droit était avant tout le produit du rapport de forces entre les classes sociales. Ils décidèrent de le mettre au service des défavorisés ; d’en faire l’instrument de la lutte des classes et de la révolution ; d’attaquer le puissant parce qu’il est puissant et même s’il est innocent ; de protéger le faible, le pauvre, le jeune, l’immigré, parce qu’il est une victime de la société, fût-il coupable.

L’affaire de Bruay-en-Artois est la première mise en pratique de leur théorie aveugle. Dans les années 1980, d’autres juges rouges, petits frères du juge Pascal, atteindront leur nirvana idéologique et médiatique avec l’arrestation toujours mise en scène de grands patrons, de politiques, de ministres même, au risque de délégitimer le juste combat contre la corruption croissante de nos élites.