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La partie a commencé aux États-Unis où Boeing a avalé son rival McDonnel Douglas en 1997. Aussitôt, les gouvernements des trois grands pays européens, France, Grande-Bretagne, Allemagne, annoncent qu’ils se lancent à leur tour dans ces grandes manœuvres. European Aeronautic Defence and Space Company (EADS) naîtra en juillet 2000. Entre-temps, chaque pays a fait le ménage chez lui, selon la stratégie des champions nationaux, si chère naguère au président Pompidou. Les Français Aérospatiale et Lagardère se sont mariés avant de rejoindre l’allemand Dasa, qui était déjà né dix ans plus tôt du rachat par Daimler de l’antique Messerschmitt. Pendant quelques mois, les Allemands avaient envisagé de convoler avec les Anglais de British Espace avant de choisir d’épouser les Français, sans qu’on sût si cette ultime tergiversation n’avait été qu’une habileté tactique pour faire monter les enchères du prétendant.

Un siècle plus tôt, les mêmes, Anglais, Français, Allemands, Américains, se disputaient déjà le privilège de traverser l’Atlantique sur leurs coucous brinquebalants. L’industrie est beaucoup plus déterminée par l’Histoire qu’on ne le croit. L’heure n’était plus aux exploits des Blériot et Lindbergh, mais aux commandes de gros-porteurs et au cash-flow. En quelques décennies, les Européens avaient réussi l’inimaginable, rivaliser et dépasser le géant américain.

Tout commença donc au début du siècle avec les exploits des chevaliers du ciel. Mais les deux guerres mondiales révélèrent que l’avion pouvait être un jouet remarquable pour observer (1914-1918), bombarder, terroriser, raser (1939-1945). Les pilotes allemands avaient montré par leurs exploits qu’ils valaient bien les meilleurs Français et Britanniques, et la puissante industrie germanique de l’aviation n’avait ployé que devant le géant américain. Les Alliés de la Seconde Guerre mondiale retinrent la leçon et interdirent à l’Allemagne de construire des avions. Ce diktat dura jusqu’en 1955. Comme les Docteur Folamour avaient pris le chemin de Washington ou de Moscou, les meilleurs ingénieurs aéronautiques allemands désœuvrés traversèrent le Rhin pour s’installer en France.

On ne le sait pas, mais Airbus est né. Enfin, pas encore. Pour l’instant, on bricole. En 1958, les Français et les Allemands construisent ensemble un avion militaire : le Transall. En 1962, les Français pactisent avec les Anglais pour accoucher du Concorde, merveille technologique qui sera commercialement assassinée par la crise du pétrole et surtout le protectionnisme américain. En 1970, le Groupement d’intérêt industriel (GIE) Airbus est fondé par les Français et les Allemands. Les Espagnols et les Anglais les rejoindront pour édifier l’Airbus A310.

La France est le pivot stable de toutes ces alliances nationales. C’est l’Europe telle que la conçoivent les Français autour du général de Gaulle, celle des ententes entre États-nations.

La réussite de l’Airbus est vantée par les thuriféraires énamourés de l’Europe, alors que c’est sans doute l’une des activités économiques les plus liées aux génies et tempéraments nationaux. On la donne en modèle d’une Europe qui marche, alors qu’elle est le produit d’alliances nationales et étatiques qui auraient été interdites dans l’Union européenne régie depuis les années 1980 par le dogme de la concurrence.

À l’époque, la politique d’aménagement du territoire n’est pas un vain mot. Le pouvoir gaulliste installe l’aéronautique nationale à Toulouse. La ville rose n’est alors qu’une charmante bourgade de province au milieu des champs ; personne ne se doute que la capitale régionale deviendra en quelques décennies, par la grâce d’Airbus, pour le meilleur et pour le pire, une métropole mondialisée. La « légion étrangère » des ingénieurs allemands exilés goûte les charmes de la vie de province française ; ils se sont regroupés autour du génial Felix Kracht, qui forge, avec le Français Roger Béteille, l’organisation industrielle d’Airbus. L’Allemand fait passer le souci d’efficacité avant les susceptibilités nationales. Il impose que le partage entre industriels des deux pays soit établi en fonction de leurs compétences. Les Français de l’Aérospatiale se taillent donc la part du lion, se réservant les « morceaux nobles » : systèmes, assemblage, conception générale ; tandis que les Allemands se contentent des bas morceaux : aménagements intérieurs et cylindres du fuselage. Cette division du travail suscite susceptibilités, frictions, disputes, cris ; les Allemands se lassent vite de fabriquer des « tuyaux de poêle » ; les Français les regardent de haut, sûrs de leur supériorité technique, qui crève alors le ciel avec la Caravelle et surtout le Concorde, ne pouvant dissimuler une pointe d’arrogance derrière leurs moqueries gouailleuses. Les Français retrouvent les réflexes historiques hérités de Richelieu, Louis XIV ou Napoléon, qui considéraient avec faveur les alliances avec des Allemands – Rhénans, Badois, Saxons – tant qu’ils œuvraient pour la gloire de la « Grande Nation ». Les ingénieurs français de l’Aérospatiale sont à l’époque d’enthousiastes Européens au sens où on l’est en France, c’est-à-dire l’Europe vue comme la France en grand. Les Allemands, tancés par Kracht, font le dos rond et grignotent, à chaque nouvel avion, du travail industriel supplémentaire.

La première rupture a lieu en 1989. Le mur de Berlin tombe, l’Allemagne se réunifie ; elle redevient un sujet des Relations internationales et de l’Histoire. La même année, l’industrie aéronautique germanique (Dasa) est rachetée par le prestigieux Daimler (Mercedes), et Berlin obtient sa première usine d’assemblage à Hambourg. Le nouveau patron allemand, Jürgen Schrempp, n’a pas l’humilité cordiale de Kracht. Patron rigoureux, intransigeant et patriote, il ne ménage pas les arrogants Français, comme s’il voulait leur faire comprendre que les temps ont changé, que ses compatriotes réunifiés sont bien décidés à retrouver leur domination d’avant-guerre, sous-entendant que la supériorité française n’avait été que le produit d’un malencontreux hasard de l’Histoire, de la défection forcée des Allemands ; comme si ces derniers n’avaient jamais cessé de ressasser la réflexion outrée du général Keitel apercevant lors de la capitulation allemande à Berlin, le 8 mai 1945, la figure du général de Lattre de Tassigny auprès des Américains, des Russes et les Anglais : « Quoi ! Les Français aussi ? »

Alors, l’arrogance changea de camp, le combat changea d’âme ; la quête de l’hégémonie devint une obsession allemande.

Un malheur n’arrive jamais seul : tandis que les élites allemandes redécouvraient avec un ravissement jubilatoire les sensations viriles de la souveraineté et de la puissance, leurs homologues françaises – de droite comme de gauche, politiques, mais aussi économiques et intellectuelles – bradaient une souveraineté nationale vieille de plus de mille ans, comme un vieux buffet Henri II dont on n’a plus ni le goût ni l’usage, au profit d’un ameublement moderne dont on vante le confort et le design épuré : l’Europe.

Tout bascule lors des négociations autour de la naissance d’EADS : alors qu’elle apporte les deux tiers des actifs et l’essentiel des compétences, la France accepte une fusion 50-50 et une stricte parité des pouvoirs.

En d’autres temps, on aurait appelé cela une trahison. En 2000, les médias français exaltèrent ce « geste fort » du Premier ministre, Lionel Jospin, et de son ministre de l’Économie, Dominique Strauss-Kahn, en faveur de la « construction européenne ». Le président gaulliste Jacques Chirac ne moufta pas.

Dans les années qui suivirent, les Allemands n’eurent de cesse de donner une réalité juridique et industrielle à ce nouvel équilibre, et de conquérir l’hégémonie au sein du consortium, par un insatiable grappillage de compétences et d’emplois, pendant que les dirigeants français étaient trop occupés à se battre entre eux, se disputant l’héritage du brillant Jean-Luc Lagardère, mort sur une table d’opération en 2003.