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En 2007, on découvre que l’arrogance des Français ne reposait pas sur du sable. L’A380 se révèle un accident industriel de grande envergure, causé par des erreurs de câblage, opéré sur le site de Hambourg. À Toulouse, des bagarres éclatent entre ouvriers français et ouvriers allemands venus refaire les câblages. La querelle tourne à l’affaire d’État. À peine élu, Nicolas Sarkozy rencontre Angela Merkel. Les deux dirigeants décident la fin du « double commandement ». Le Français Louis Gallois devient le seul patron d’EADS, tandis que l’Allemand Tom Enders prend la direction de la principale filiale, Airbus. Sarkozy, qui se moque volontiers de « la grosse allemande mal coiffée », croit avoir gagné la bataille. Mais alors que les Français veulent en finir avec « les poisons du nationalisme » (Louis Gallois), les négociateurs de Daimler imposent la domination de l’Allemagne dans tous les domaines : emplois, nominations, etc.

En quelques années seulement, l’Allemagne devient la première nation industrielle d’Airbus, avec 39 % de la fabrication contre 28 % en 1976, tandis que la France passe de 42 % à 37 %. Et s’il y a encore aujourd’hui plus d’emplois en France (22 000 contre 19 000), la différence tient à la présence du siège social à Toulouse.

La glorieuse histoire d’Airbus ne s’arrête pas là. Tom Enders a remplacé Gallois à la tête d’EADS. Les actionnaires français et allemand, Lagardère et Daimler, étaient pressés de vendre leurs parts pour empocher une grasse plus-value. Enders en profite pour négocier une réforme de la « gouvernance » de l’entreprise, qui réduit l’influence des États renonçant à leur droit de veto (même si, pour la première fois, le gouvernement allemand assume son entrée au capital). L’objectif de « Major Tom » est de transformer l’édifice baroque dont il a hérité de l’Histoire en une entreprise « normale ». Ce terme signifie une société globalisée, mondialisée, sans attaches nationales, qui ne poursuit que son seul souci de la rentabilité, et la satisfaction de ses gros actionnaires avant tout, leur soumettant tout le reste : sort des salariés, conditions de travail, recherche, etc.

En 2013, alors même que les ventes d’Airbus se multipliaient aux quatre coins du monde, Enders annonçait, en langue anglaise, à ses salariés, la suppression de 5 000 postes, pour améliorer la rentabilité financière de l’entreprise qu’il jugeait – et la Bourse avec lui – insuffisante. En 2014, on apprenait qu’EADS s’appellerait Airbus : stratégie de communication habituelle des groupes globalisés (Orange, Danone, etc.) qui prennent comme enseigne internationale leur produit le plus célèbre.

Tom Enders n’a pas tardé à donner les preuves de sa détermination. Il regroupait à Toulouse les sièges parisiens et bavarois d’EADS, suscitant des cris d’orfraie à Munich. Il tentait de forcer la main du gouvernement allemand rétif, pour fusionner EADS avec le britannique BAE. Devant le veto d’Angela Merkel, il reculait, mais n’hésitait pas à s’opposer à son gouvernement. Il refusait le transfert de bureaux d’études à Berlin exigé par la chancelière.

La situation est singulière : seul un Allemand ose résister à la puissance retrouvée de l’État-nation réinstallé à Berlin. Les Allemands ne relâchent pas leur pression ; ils cherchent leur ultime revanche, la technologie : que l’A320 soit le premier Airbus conçu en Allemagne. Les dirigeants français – naguère sous Sarkozy, aujourd’hui sous Hollande – se cachent derrière Major Tom, n’ayant pas le courage de défendre les intérêts nationaux à visage découvert.

Mais si le patron d’Airbus cède, ou est remplacé, l’Allemagne aura gagné ; s’il continue à résister, ce n’est pas la France qui gagnera, mais une conception anglo-saxonne de l’entreprise. Pour la France, c’est la défaite assurée sur les deux tableaux.

2001

25 mars 2001

Paris ne sera pas toujours Paris

On était aveuglé par nos passions. On confondait l’écume et la vague, le décor et la pièce, la forme et le fond. L’anecdotique et l’historique. Les querelles de la droite, les états d’âme dépressifs de Philippe Séguin, le « bon bilan » arboré par le sortant Jean Tibéri, ou encore les savants calculs électoraux imposés par la loi PLM (Paris-Lyon-Marseille) qui donnaient la mairie de Paris au socialiste Delanoë malgré un total de voix inférieur à celui de son adversaire. On calcula, on glosa, on commenta. Les plus politiciens s’amusèrent de l’habileté diabolique de Jacques Chirac qui avait favorisé l’élection d’un adversaire socialiste afin d’écarter la concurrence d’un rival ombrageux. Les plus historiens d’entre nous sonnaient le grand retour de la gauche dans la capitale, d’où elle avait lancé toutes les révolutions, mais d’où elle avait été chassée, à la fin du XIXe siècle.

Le mouvement était encore plus profond. La victoire de Bertrand Delanoë avait une signification qu’on ne tarda pas à déchiffrer : Paris était devenue une ville-monde.

Le concept de ville-monde avait été forgé par le grand historien Fernand Braudel, dans son chef-d’œuvre : Civilisation matérielle, économie et capitalisme – XV e-XVIII e siècles 1.

La ville-monde est le cœur battant de ce que Braudel appelle l’économie-monde. « Les informations, les marchandises, les capitaux, les crédits, les hommes, les ordres, les lettres marchandes y affluent et en repartent. » Plus on est près de la ville-monde, plus on est riche et puissant ; plus on en est éloigné, dans une périphérie de cercles concentriques, plus on est faible et pauvre.

La ville-monde change selon les époques. À cette aune braudelienne, Gênes, Venise, Amsterdam, Londres, New York s’étaient succédé comme les villes-monde d’une économie déjà mondialisée, mais pas encore « globalisée ». Paris n’avait jamais fait partie de cette catégorie huppée. Elle relevait d’un autre registre, celle de capitale politique d’un État-nation en devenir.

Selon Braudel, l’Histoire de notre pays se singularisait et s’expliquait par cette carence ; Paris envoyait ses soldats pour arraisonner la « ville-monde » du moment, la conquérir, la domestiquer, la posséder. C’est François Ier en Italie, Louis XIV et la guerre de Hollande, Napoléon et le camp de Boulogne vers l’Angleterre. Mais à chaque fois, les troupes royales, républicaines ou impériales arrivèrent trop tard, s’emparant de sa proie quand le trésor ne s’y trouvait plus (les armées de Napoléon prenant l’Italie et Amsterdam, mais pas Londres).

Cette Histoire française se clôtura lorsque le flambeau de la ville-monde passa à New York.

Mais Paris demeura un siècle encore la ville-capitale, modèle politique, administratif et architectural de toutes les capitales des États-nations qui se forgèrent sur l’exemple français : Bruxelles, Berlin, Madrid, Rome, Vienne, Budapest, Saint-Pétersbourg, Moscou, Bucarest, Istanbul, ou encore Washington.

Comme Paris, elles devinrent ces antres balzaciens où les carrières se font et se défont, les ambitions s’entrechoquent, les rêves se dégradent en illusions perdues. Mais Paris conserva deux spécificités irréductibles. D’abord, sa petite taille. C’est une ville ronde et fermée de 105 kilomètres carrés quand Madrid s’étend sur 608 kilomètres carrés, Moscou 2 511 kilomètres carrés, et dont la densité (21 347 habitants au kilomètre carré) ne se compare qu’à celle… des villes d’Asie. Tout ce qui compte dans la presse, la mode, la politique, l’économie, le cinéma, la finance, la médecine, se côtoie, fréquente les mêmes cafés, les mêmes restaurants, les mêmes immeubles cossus, les mêmes lieux de plaisir, se croise et se balade dans les mêmes rues.