Paris est une bulle ronde qui a grossi en faisant sauter cinq enceintes successives (celles de Philippe Auguste, de Charles V, de Louis XIII, des fermiers généraux et de Thiers). La dernière enceinte est celle métallique du périphérique posée en 1973, que tous les promoteurs du grand Paris rêvent à leur tour de dépasser. Avant, il y avait les « fortifs » et au-delà la zone. La zone d’où venaient les hordes de « barbares » qui envahissaient la capitale et menaçaient les pouvoirs en place.
Cette tradition révolutionnaire – la seconde spécificité parisienne –, exaltée depuis la prise de la Bastille, explique que le pouvoir central, qu’il fût monarchique, impérial ou républicain, a toujours gardé la main au collet de la ville qui fascinait et inquiétait à la fois. Les distances étaient trop réduites entre le fastueux « axe du pouvoir » (du Louvre à l’Arc de triomphe, autour duquel se construisaient les hôtels particuliers et s’installaient riches, puissants et élégantes) et les classes laborieuses, classes dangereuses, qui pouvaient à tout moment les subvertir. On attendit un siècle après la Révolution pour que les maires des communes ne soient plus nommés mais élus ; mais il fallut encore cent ans pour que le maire de Paris fût libéré de sa sujétion spécifique.
Giscard regretterait sa libéralité puisqu’il donna sans le vouloir les clés à son pire ennemi. Cependant, bien qu’élu, Chirac, qui avait gardé une âme de haut fonctionnaire sous sa carapace de politicien souriant aux dents longues, se considéra comme le super-préfet du département parisien, ne consultant les autres élus que pour la forme, ne faisant confiance qu’aux fonctionnaires de la ville, triés sur le volet, dont le recrutement et la formation avaient été, sur sa demande, rattachés à l’ENA. Chirac ne revêtait les habits de lumière de maire de Paris que pour recevoir les hauts dignitaires étrangers, guerroyer contre ses ennemis politiques, Giscard, puis Mitterrand, et enfin Balladur, et transformer l’Hôtel de Ville en une forteresse pour y panser les blessures de ses défaites et de ses trahisons, et un coffre-fort finançant fidèles et affidés, une large clientèle à qui il accordait, souverain fastueux et dispendieux, prébendes diverses, emplois, logements, subventions.
Le profil psychologique et politique de Jacques Chirac, technocrate, gaulliste, industrialiste, chef d’un parti « bonapartiste », à la fois député de Corrèze et ministre, par ailleurs grand coup de fourchette et grand buveur et homme à femmes, le rattachait en droite ligne au personnel politique de la IIIe République ; il fut le premier maire de Paris élu et le dernier maire de Paris du XIXe siècle. Son successeur socialiste, refusant le cumul des mandats, ami du show-biz et ancien publicitaire, habitant la butte Montmartre, par ailleurs homosexuel assumé, annonçait le Paris du XXIe siècle, tertiarisé, boboïsé, diplômé, écologisé, piétonnisé, « velibisé », féminisé, mondialisé, dépolitisé, métissé, communautarisé. Après Delanoë, deux femmes sollicitèrent en 2014 sa succession. Comme une évidence…
En ce début de XXIe siècle, Paris accédait au graal braudelien de la ville-monde, mais dans un contexte différent. L’économie-monde décrite par l’immense historien avait été transformée par la « globalisation ».
Les villes-monde d’aujourd’hui ont pour nom New York, Londres, Tokyo, Francfort et Paris. Ou encore Shanghai. Elles ne se succèdent plus dans le temps, mais se connectent dans l’espace. Elles s’inscrivent dans une hiérarchie subtile, établie par les organismes internationaux, et scrutée par les « élites mondialisées » qui passent de l’une à l’autre sans plus rien voir des territoires qui entourent chacune d’entre elles.
Elles furent décrites par l’économiste et sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen, dans un livre intitulé : The Global City 2. À traduire non par « La ville globale », mais plutôt « La ville de la globalisation ». Une métropole mondialisée, ont conclu les géographes français.
Une ville-monde d’aujourd’hui n’appartient plus ni à son histoire, ni à ses habitants, ni même au pays dont elle est souvent la capitale. Ses richesses ne viennent plus du territoire national qui l’entoure, mais des liens qu’elle entretient avec ses sœurs à travers la planète, ce que les spécialistes appellent des « flux » : flux de marchandises, de capitaux, d’informations et flux migratoires. Elles sont les produits de cette « globalisation », qu’elles conduisent, orientent, façonnent, imposent à tous. Elles centralisent les sièges sociaux des grands groupes internationaux, les institutions de la « gouvernance mondiale », les centres de recherche et d’innovation. Le PIB du grand New York est supérieur à celui de l’Espagne, celui du grand Chicago plus élevé que la Suisse. La ville-monde doit posséder des infrastructures de transport et de communication (aéroports, gares, routes, réseaux internet) qui permettent aux élites mondialisées d’y débarquer, de s’y balader, d’y travailler et d’y consommer, avant de repartir vers d’autres villes-monde, en ayant eu le moins de contacts possibles avec la population et le territoire alentours.
Ses maîtres mots sont : tertiarisation, verticalisation, gentrification, éviction et ségrégation.
Une ville-monde transforme sa population, créant même un nouveau type sociologico-journalistique : le « bobo ». Ce concept, né aux États-Unis, en l’an 2000, a été très vite adopté par les Français ; mais il y a des bobos à Londres, Francfort, Berlin, Shanghai même. C’est Maupassant qui, dans Bel-Ami, paru en 1885, créa cet oxymore littéraire que le journaliste David Brooks croira avoir inventé un siècle plus tard : « Ce fut elle alors qui lui serra la main très fort, très longtemps ; et il se sentit remué par cet aveu silencieux, repris d’un brusque béguin pour cette petite-bourgeoise bohème et bon enfant, qui l’aimait vraiment, peut-être. »
Ces bobos sont des bourgeois qui refusent l’embourgeoisement.
Les journalistes Laure Watrin et Thomas Legrand, dans leur excellent livre intitulé La République bobo 3, ont tenté de cerner cette notion qui reste suspecte aux yeux des sociologues professionnels : « Un bobo est une personne dont le capital culturel (élevé) a plus de poids que le capital économique (variable) pour déterminer son lieu de vie, et les valeurs qu’il considère comme positives ou négatives. »
C’est l’univers des familles recomposées, du commerce équitable, de la consommation bio et des baguettes à l’ancienne, des droits de l’homme, de l’écologie et du vote socialiste ou vert. Au milieu du XIXe siècle, les bourgeois avaient quitté les quartiers du centre et de l’est de Paris, pour s’installer à l’ouest de la ville, afin de ne plus côtoyer les « classes laborieuses, classes dangereuses 4 ». Un siècle plus tard, les bobos s’y installent. Les Américains parlent de gentrification.
La géographe marxiste Anne Clerval note avec raison que la gentrification est avant tout une manifestation nouvelle de la lutte des classes, « une appropriation matérielle et symbolique d’un espace populaire, de résidence ou de production, par une autre classe sociale, mieux placée dans le rapport de classe urbain 5 ».
La désindustrialisation et le développement d’une économie nouvelle ont privilégié les classes montantes (en tout cas par l’éducation et le nombre), publicitaires, journalistes, créateurs de mode, intermittents du spectacle, enseignants, petits fonctionnaires, chercheurs, universitaires, etc. Le géographe Christophe Guilluy, qui fut l’un des premiers à importer le terme de bobo, et à prophétiser la victoire de Delanoë aux municipales de 2001, ne dit pas autre chose : « En investissant les quartiers populaires, les classes montantes participent aux mouvements de relégation des ouvriers et des employés vers le péri-urbain. »