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Paris a partout des petites sœurs qui imitent la grande : Lyon, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Strasbourg, Lille. Seule Marseille n’arrive pas à coller au peloton, et demeure une vraie cité populaire. C’est pourquoi les socialistes ne parviennent pas à la reprendre à la droite, tandis que le FN y fait des scores inenvisageables dans toute vraie métropole mondialisée.

Mais Paris, dans l’imaginaire national, a un statut à part. C’est la ville qui a fait la France. L’a dirigée d’une main de fer ; lui a imposé son mode de vie, sa langue, ses idées, sa mode, et bien sûr ses tourments révolutionnaires, ses passions idéologiques et politiques.

En devenant une ville-monde, Paris est atteinte de schizophrénie, prenant son autonomie par rapport à l’État-nation, tout en continuant d’abriter le lieu d’un pouvoir étatique de plus en plus vidé de sa substance. Paris – et sa région – continue d’assurer la redistribution à l’échelle nationale, mais ses richesses, et ses habitants, deviennent de plus en plus extérieurs au reste du pays.

Paris incarne cette France moderne, qui bénéficie des retombées favorables de la mondialisation, chérie à la fois par les élites mondialisées et par les représentants de l’État français, ceux-ci désormais inféodés à celles-là. Auparavant, il y avait Paris et, au-delà des fortifs, la Zone. Aujourd’hui, il y a la ville-monde et le reste est « la Zone ».

Paris installe des socialistes rose pâle à sa tête et vote oui à tous les référendums européens, abrite la jeunesse favorisée et diplômée qui ne jure que par la diversité et le multiculturalisme. Paris incarne cette France des métropoles globalisées, polarisées entre classes supérieures et immigrés, que le reste de la France (classes moyennes et populaires dans le périurbain et les petites villes, qui souffrent des délocalisations industrielles et des suppressions de services publics, postes, tribunaux, casernes, hôpitaux, au nom des économies budgétaires) regarde avec un mélange d’envie, de ressentiment, de tristesse, de sentiment d’abandon et d’incompréhension. Les colères de la « manif pour tous » contre le mariage homosexuel, ou la fureur des « bonnets rouges » bretons contre l’écotaxe, ont en 2013 exprimé la fureur de la France des parias contre la ville-monde Paris et ses petites sœurs globalisées. Auparavant, il y avait Paris et le désert français. Désormais, ce sera de plus en plus Paris et la désespérance française.

11 décembre 2001

Un destin de Mezzogiorno

Ce fut l’autre événement de l’année 2001. L’autre entrée dans le XXIe siècle. Moins spectaculaire, plus décisive. Les Chinois négociaient depuis quinze ans. Cette entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), entérinée par les accords de Doha (Qatar) de novembre 2001, était le couronnement de la politique libérale d’ouverture sur le monde, inaugurée à la fin des années 1970. Cette intronisation solennelle dans la « Communauté internationale » était pour l’ancien empire du Milieu une révolution économique et politique, voire philosophique. Il ne tarderait pas à se transformer en « atelier du monde » et à s’asseoir sur un tas d’or. Les dirigeants des autres pays étaient aussi empressés de conclure, même les Américains ou les Français, pourtant de forte tradition protectionniste. La foi dans les bienfaits du libre-échange était alors irrésistible ; c’était une autre version de « la fin de l’histoire » chère à l’Américain Fukuyama, la paix, la démocratie et la liberté des échanges. Les élites occidentales imaginaient l’entrée de la Chine dans l’OMC comme un phénomène de dégel qui conduirait, par des progrès convergents du marché, du droit et de la démocratie, vers un rapprochement lent mais inexorable avec leur modèle économique et politique.

Arrière-pensée non avouée, mais confiée à mi-voix avec un air entendu et non dénué d’une pointe d’arrogance, les élites françaises – et occidentales – étaient alors convaincues que la Chine se contenterait de profiter de son « avantage comparatif » dans l’industrie bas de gamme, et ne pourrait jamais – pas à l’échelle humaine en tout cas – rivaliser dans les productions de haut de gamme. « À eux les chaussettes et les tee-shirts ; à nous les Airbus et les TGV ! »

Il ne fallut que quelques années pour que cette prophétie ne fût démentie. La France sacrifia les ultimes reliquats de ses industries de main-d’œuvre, sans pour autant préserver ses trésors de haute technologie. Ce fut perdant-perdant. Les mêmes théoriciens libéraux assuraient, sûrs de leurs théorèmes ricardiens et de leurs équations mathématiques, que la faible valeur de la monnaie chinoise (le yuan avait été dévalué en 1994) correspondait à un moment donné de l’économie chinoise, avec ses salaires misérables et sa faible productivité ; l’accumulation des excédents commerciaux de la balance des paiements provoquerait très vite, selon eux, un ajustement à la hausse de la monnaie chinoise, qui équilibrerait les échanges entre la Chine et le reste du monde. Ainsi, le Japon, l’ogre des années 1980, avait-il dû revoir ses prétentions à partir des années 1990, à cause d’une réévaluation du yen, l’endaka, qui réduisit les formidables excédents commerciaux que ce pays accumulait alors.

Ce « rééquilibrage » n’eut jamais lieu en Chine. Les autorités monétaires de Pékin, alertées par le précédent japonais, ne laissèrent jamais le yuan se revaloriser. Les excédents commerciaux de l’« atelier du monde » ne se résorbèrent pas ; la concurrence des produits fabriqués en Chine ne fut pas compensée par une monnaie plus forte, pour le plus grand profit des grands groupes internationaux, et le plus grand malheur des ouvriers et chômeurs occidentaux. Les multinationales avaient inventé des « chaînes de fabrication mondiales », qui reliaient une matière première prise le plus souvent en Afrique, un composant en Asie, la fabrication en Chine, avant de vendre le produit achevé dans les centres commerciaux des pays développés. Ce « made in world », exalté aveuglément par le patron de l’OMC, Pascal Lamy, piloté le plus souvent de Californie par des ordinateurs surpuissants, donnait raison à l’économiste Paul Krugman qui avait résumé la mondialisation comme « l’alliance entre Walmart et le Parti communiste chinois ». L’accueil complaisant de la Chine dans l’OMC par la Maison Blanche – au détriment des intérêts des blue collars américains, alors même que le président Bill Clinton était issu du parti démocrate – avait été le signe éclatant de l’influence déterminante du big business sur la vie politique américaine, et de la corruption croissante de celle-ci.

La Chine écrasait les prix, tous les prix, même ceux du travail. L’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 fut la cause majeure de la stagnation des salaires pendant toute la décennie qui suivit, dans les pays riches, aux États-Unis comme en Europe.

Pour résister à cette bourrasque déflationniste – encore aggravée par le poids hors du commun de l’économie chinoise – et maintenir le pouvoir d’achat des classes moyennes, on favorisa l’endettement. Dans les pays anglo-saxons, mais aussi en Espagne, on incita les individus à s’endetter par une politique de crédit peu onéreux et abondant. En France, c’est l’État qui s’endetta sur les marchés internationaux, pour continuer à financer la protection sociale.

C’est ce moment-là que les socialistes français choisirent pour réduire le temps de travail à 35 heures par semaine. Ce « partage du gâteau », opéré avec brutalité par Martine Aubry, aggrava encore la baisse relative des salaires. On donnait du temps, on ne pouvait pas aussi donner de l’argent. Afin de compenser le coût de cette mesure pour les entreprises, l’État allégea leurs charges sociales. L’État finança cette décision par un nouvel accroissement de la dette publique.