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On ne s’aperçut de rien. Les consommateurs français, comme leurs pairs du monde entier, profitaient à plein des baisses de prix ; ils ne se rendaient pas compte que les satisfactions qu’ils tiraient en tant que consommateur plombaient la feuille de paie du salarié, et menaçaient l’emploi du chômeur en puissance qu’ils étaient. Les économistes médiatiques chantaient les louanges du libre-échange en accumulant les chiffres du commerce international, sans voir que l’essentiel de cette hausse provenait des voyages internes aux grands groupes mondiaux (en porte-conteneurs au sein des mêmes entreprises, dans le cadre de la nouvelle organisation mondiale des chaînes de production). Maurice Allais, notre seul prix Nobel français d’économie alors vivant, de formation pourtant libérale et favorable à un libre-échange raisonnable, prêchait dans le désert : « La politique de libre-échange mondialiste poursuivie par Bruxelles a entraîné à partir de 1974 la destruction des emplois, la destruction de l’industrie, la destruction de l’agriculture, et la destruction de la croissance […]. La mondialisation ne profite qu’aux multinationales. Elles en tirent d’énormes profits. »

Quelques semaines après l’entrée de la Chine dans l’OMC, au 1er janvier 2002, les citoyens européens trouvaient l’euro dans leurs poches. On avait pris soin de ne pas graver sur les billets de personnages de l’Histoire ou de monuments réels. On flottait dans l’air avec une monnaie sans racines. Sans État pour la garantir. Une monnaie hors-sol. On était au comble de la « modernité » virtuelle. On croyait ainsi éluder le poids du passé, des nations, et des rapports de force. La réalité se vengerait, mais attendit son heure.

Les taux de change entre les différentes monnaies nationales avaient été gelés en 1999. Ils correspondaient aux forces et faiblesses économiques du moment. Le niveau d’introduction du Deutsche Mark était faible par rapport aux autres devises européennes. L’Allemagne était un géant encore fragile. Sa réunification, dix ans plus tôt, lui avait coûté des sommes colossales (entre 150 et 200 milliards de Deutsche Marks de transfert de l’Ouest vers l’Est). L’ouest de la République fédérale avait ainsi payé un prix exorbitant la décision prise par le chancelier Kohl d’échanger 1 DM de la RDA pour 1 DM de la RFA. Décision politiquement fondée, mais économiquement folle, au vu du délabrement de l’économie communiste, et qui prouvait que le mythe de l’indépendance de la Bundesbank – imposé pour la Banque centrale européenne – n’était pas aussi absolu que le disaient les germanophiles élites françaises.

Le poids de la réunification pesait lourd sur la machine ouest-allemande. Afin d’éviter une poussée inflationniste, les autorités monétaires allemandes avaient augmenté les taux d’intérêt dès le début des années 1990. Parce qu’elle était déjà dans une logique de monnaie unique, liée par les accords du « serpent monétaire », la Banque centrale française avait suivi, provoquant une récession artificielle, et une hausse du chômage (dans les années 1992-1993) que certains évaluèrent à un million d’emplois perdus !

Attaquées sur les marchés des changes, les monnaies anglaises, italiennes et espagnoles finirent, elles, par céder, et, contrairement à la monnaie française (soutenue par la Bundesbank), durent dévaluer. Les autorités allemandes saisirent alors toute l’utilité d’une monnaie européenne unique – ils rechignaient jusque-là au nom d’une attache sentimentale au Mark – qui interdît aux voisins européens de dévaluer pour échapper à la concurrence de l’industrie allemande. La leçon ne serait pas perdue.

En revanche, en dépit de la crise ravageuse des années 1992-1993, les élites technocratiques et politiques françaises continuèrent de privilégier une approche idéologique de la monnaie européenne.

La situation fragile de l’économie allemande de la fin de la décennie aggrava leur myopie. Pour la première fois depuis longtemps, les Français engrangeaient des excédents commerciaux sur leur grand voisin rhénan. La gauche et la droite célébrèrent les vertus de la « désinflation compétitive » engagée depuis 1983 et crurent que le « franc fort » avait assuré la domination conjoncturelle de l’industrie française. Naïveté et présomption gauloises se donnaient la main pour courir vers le précipice. Par ailleurs, la « bulle internet » troublait encore les esprits. L’argent affluait aux États-Unis, faisant grimper le dollar, ce qui permit à la nouvelle monnaie européenne de baisser dès sa naissance, pour le plus grand bien de nos industries exportatrices.

À partir de 2003, tout bascula. Les réformes engagées par le chancelier social-démocrate Schroeder rétablirent la compétitivité allemande aux dépens des salariés peu qualifiés, qui se virent offrir des « mini-jobs » à 400 euros par mois. Pour l’industrie allemande, l’augmentation de la TVA et la réduction des charges des entreprises firent fonction de dévaluation compétitive. Pendant ce temps-là, les entreprises françaises subissaient les 35 heures qui, réduisant leurs marges, les poussaient à délocaliser ou à réduire leurs investissements. La machine allemande reprit peu à peu belle allure. Ses automobiles de luxe se vendaient comme des petits pains à la fois aux Européens, Français, Espagnols, Italiens et même Grecs, qui s’endettaient pour les acquérir, mais aussi aux nouveaux riches chinois. Les excédents commerciaux allemands atteignaient des montants astronomiques. Deux cents milliards d’euros par an.

En bonne logique économique, la monnaie allemande aurait dû être réévaluée. Mais l’euro l’interdisait.

L’Allemagne, entre sa politique de dévaluation compétitive et ses excédents commerciaux, entraînait la zone européenne dans un processus déflationniste. L’Allemagne était à l’Europe ce que la Chine était au monde. Les mêmes prédateurs commerciaux qui avalaient les industries concurrentes tels des boas constrictors ; les mêmes effets déflationnistes ; le même effet de cliquet idéologique qui empêchait les ajustements économiques.

On voulut croire que l’augmentation des échanges dans la zone euro était le signe de maturité de la monnaie unique, alors qu’elle signifiait que l’industrie allemande était en train d’avaler ses rivales française et italienne. En 2000, un tiers des voitures étaient fabriquées en Allemagne. Dix ans plus tard, on atteignait 49 %. Quinze ans après la mise en place de l’euro, la production industrielle italienne avait chuté de 21 %, l’espagnole de 15 %, la française de 12 %, l’anglaise (sans l’euro) de 5 %. Durant la même période, la production allemande avait progressé de… 34 % !

Les élites françaises persévérèrent néanmoins dans leur aveuglement. L’euro, c’était l’Europe ; et l’Europe, c’était la paix. La droite comme la gauche refusèrent de transgresser ce dogme religieux. C’était une vieille habitude. Déjà, dans les années 1930, nos dirigeants furent les derniers à sortir de l’étalon-or qui avait pourtant les mêmes effets récessifs que l’euro ; ils se révélèrent alors incapables de s’arracher à la puissante nostalgie de la « relique barbare », qui évoquait le charme suranné du monde d’avant 1914.

Pourtant, les oracles – souvent libéraux de surcroît – avaient prévenu : la zone euro n’était pas une zone économique optimale dite de Mundell ; les niveaux de compétitivité étaient trop divers ; les mouvements de capitaux étaient aisés (même si on assista à une renationalisation des crédits bancaires dans la panique qui suivit en 2010 la crise de la dette grecque) mais ceux des travailleurs étaient ralentis par les cultures nationales (même si le traitement de choc austéritaire que subit l’économie espagnole pousserait à partir des années 2010 les ingénieurs ibériques vers les usines bavaroises).