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L’américain Paul Krugman – de tendance néokeynésienne – avait obtenu un prix Nobel d’économie en montrant notamment que, dans toute zone unifiée par une monnaie commune, les régions déjà les mieux dotées et les plus riches aspiraient à leur profit l’essentiel du développement économique de toute la zone. Dans un État-nation traditionnel, le budget central redistribue vers les zones déshéritées une partie des richesses dégagées dans les régions privilégiées. C’est le cas de la France avec la Lozère ou les Antilles, des États-Unis avec les régions pauvres entre l’East Coast et la West Coast, ou de l’Italie, avec le Mezzogiorno, dominé et ruiné par l’industrie du Nord dès les débuts de l’unité italienne. Mais en Europe, l’Allemagne, cœur de la zone, refusa d’abord de jouer ce rôle de guichet redistributeur au profit des « cigales » du Sud. Et même si, à partir de la crise de la dette grecque en 2010, Angela Merkel accepta de garantir les dettes des pays méditerranéens, ce sauvetage in extremis de l’euro – aux conséquences sociales cruelles – n’était qu’un pis-aller : la transformation de l’Europe du Sud (France y compris) en un vaste Mezzogiorno de la zone euro, annoncée par Paul Krugman, semblait inéluctable. On pouvait même se demander si ce n’était pas l’objectif ultime et secret de la stratégie allemande : imposer à l’Europe par l’industrie et la monnaie son hégémonie, qu’elle n’avait pu obtenir à deux reprises au cours du XXe siècle par les armes.

Mais les élites technocratiques françaises ne virent dans ces prophéties de mauvais augure que le ressentiment et la volonté de nuire des Anglo-Saxons, craignant que la monnaie continentale ne mît en danger l’hégémonie de la City et du dollar. Cette concurrence demeura chimérique.

La France a subi une double peine germano-chinoise. Son industrie bas de gamme a été ravagée par la concurrence chinoise ; ses automobiles (voitures de moyenne gamme) se sont révélées trop chères avec un euro fort tiré vers le haut par la santé époustouflante de l’Allemagne. Au sein du marché européen, les déficits s’accumulaient ; face à la puissante industrie germanique, son homologue française, qui avait laissé filer les coûts salariaux et refusait de baisser le niveau des dividendes versés aux actionnaires pour investir, ne pouvait plus compter sur une dévaluation de la monnaie nationale pour sauver sa peau. La part de marché des exportations de la France dans la zone euro passa de 17 % en 1999 à 12,8 % en 2013. Selon une étude de la direction générale du Trésor, la France avait perdu 2 millions d’emplois industriels entre 1980 et 2007. Et le phénomène s’accélérait sur la période 2000-2007, avec les délocalisations vers les pays émergents : 63 % des destructions d’emplois s’expliquaient par la seule concurrence étrangère. Le rythme des suppressions d’emplois au cours de cette période se révélait deux fois plus intense que pendant les années 1980-2000.

Nos déficits extérieurs avec la Chine et l’Allemagne constituaient le cœur de notre déficit commercial abyssal. En 2013, le déficit avec la Chine de 21,6 milliards d’euros représentait 40 % du déficit commercial total de la France. Celui avec l’Allemagne s’établissait à 16,45 milliards. Année après année, ceux-ci furent une fois encore financés par l’État – et sa dette ! – qui soutenait la consommation par des transferts sociaux s’élevant jusqu’au tiers des revenus des ménages.

L’industrie française revenait à son point de départ d’avant de Gaulle et Pompidou. Les grands groupes, forgés sous le magistère colbertiste des deux premiers présidents de la Ve République, avaient disparu, ou avaient été avalés, ou n’avaient survécu que par la grâce de délocalisations massives. Ils étaient morts ou de moins en moins français. La géographie industrielle redessinée par la politique d’aménagement du territoire des années 1960-1970 était ruinée (mis à part l’aviation à Toulouse) par la désindustrialisation. Entre 2000 et 2013, la France vit le poids mondial de ses exportations divisé par deux. L’industrie française retournait à son niveau de la fin du XIXe siècle, quand ce grand pays agricole ne comptait guère dans la compétition industrielle mondiale.

1.

Belin, 1979.

2.

Princeton University Press, 2001.

3.

Stock, 2014.

4.

Titre de la thèse de Louis Chevalier, en 1958 chez Plon.

5.

Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale

, La Découverte, 2013.

2002

21 avril 2002

No pasarán

« No pasarán. » Ce fut le slogan de l’année comme il y a le tube de l’année, la voiture de l’année, le film de l’année. Certains tentèrent de ravauder l’antique cri qui sentait un peu trop sa guerre d’Espagne. Avant même la fermeture des bureaux de vote, en ce dimanche 21 avril 2002, alors que la « nouvelle » de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle courait déjà les rédactions depuis près de deux heures, les Guignols de l’info sur Canal+ exhortaient les Français à « entrer en Résistance ». Mais les trouvailles restèrent pauvres (la « honte » ; « F-Haine ; F comme Facho, N comme Nazi ») et toujours obsédées par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale.

Peu d’analystes gardèrent la tête assez froide pour remarquer que le score de Jean-Marie Le Pen n’était guère plus élevé que ceux des présidentielles de 1988 et 1995, et que c’étaient avant tout la médiocrité de la campagne du candidat socialiste, l’enfermement idéologique et sociologique de la caste technocratico-européiste au pouvoir (« Le mot ouvrier n’est même pas dans le programme du candidat, avait remarqué Pierre Mauroy, ce n’est pourtant pas un gros mot ! ») et l’extrême division de la gauche éparpillée en de multiples candidatures qui avaient entraîné l’élimination de Lionel Jospin. Bien des années plus tard, celui-ci le reconnut sans ambages : « Pendant toutes les années du mitterrandisme, nous n’avons jamais été face à une menace fasciste, donc tout antifascisme n’était que du théâtre. Nous avons été face à un parti, le Front national, qui était un parti d’extrême droite, un parti populiste à sa façon, mais nous n’avons jamais été dans une situation de menace fasciste et même pas face à un parti fasciste. »

Dans cette comédie antifasciste, Jospin tint un rôle mineur et discret, n’apportant sa voix à Jacques Chirac que contraint et forcé par les pressions amicales de toutes parts. Lui seul, avec le vieil adversaire de Chirac, Giscard, semblait épargné par cette folie qui s’était emparée du pays. Chaque soir, les télévisions diffusaient des images d’archives, retraçant la montée des nazis au pouvoir, l’extermination des Juifs, la Seconde Guerre mondiale. Les lycéens descendaient en masse dans la rue, encouragés quand ils n’y étaient pas obligés par leurs professeurs. Leurs slogans étaient humanistes : « Hitler, une chose bien, son suicide ; Le Pen, on attend » ; « Le Pen charogne » ; « Il faut brûler Le Pen ». Toute la classe politique appelait à voter Jacques Chirac « afin de faire barrage au fascisme ». Les belles âmes qui, quelques jours   auparavant, le traitaient de voleur et lui reprochaient sa campagne centrée sur l’« insécurité », qui l’avaient naguère surnommé « Facho Chirac », et s’étaient offusquées de ses propos sur « le bruit et les odeurs des immigrés qui rendent fous son voisin, l’ouvrier français », exaltaient le « rempart de la démocratie ». La machine de propagande tournait à plein régime ; l’unanimité vindicative traquait les mal-pensants ou les rétifs. Chaque syndicat, chaque corporation, chaque autorité y allait de son appel pour sauver la République : les évêques ; les rabbins ; les imams ; les sportifs ; les acteurs ; les magistrats ; les postiers ; les avocats ; les francs-maçons ; la CGT, la CFDT et FO ; la CGC ; les ligues antiracistes ; les mouvements homosexuels ; même le juge Halphen, qui lui avait envoyé, quelques mois plus tôt en recommandé à l’Élysée, une convocation dans le cadre de l’affaire du financement de la ville de Paris, envoya son petit appel ! Chirac refusa d’accorder à Jean-Marie Le Pen le traditionnel débat télévisé d’entre-deux-tours, de peur de salir son manteau tout neuf de « père de la nation » ; mais cette dérobade lui valut un concert de louanges. Comme disait Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la Liberté. » Ou Gabin dans le film Le Président : « Dites-vous bien que lorsqu’un mauvais coup se mijote, il y a toujours une République à sauver. » Son élection triomphale (82 % des suffrages) qui rappelait les scores des potentats africains dont il était le grand ami, ne suscita qu’une intense admiration, et une infinie reconnaissance. Tout le monde avait déjà oublié qu’au premier tour, il n’avait obtenu que 20 % des suffrages exprimés, le résultat le plus faible, presque humiliant, d’un président sortant de la Ve République.