Il fallait s’empresser d’en rire avant que d’en pleurer. Avec son talent sarcastique habituel, et cette manière inimitable de révéler la parodie consumériste derrière les emballements moralisateurs de notre époque, Philippe Muray brocarda cette « quinzaine de la haine ». Il ne perdait rien pour attendre. Son tour viendrait. Le sien et celui des autres. La République désormais sauvée, on se devait de traquer les coupables. Les socialistes revanchards s’en prirent d’abord aux médias, et en particulier à TF1. La grande chaîne de télévision fut fustigée pour avoir « mis en scène » de nombreux faits divers pendant la campagne électorale ; on lui reprocha surtout l’histoire de « Papy Voise », ce pauvre vieux volé et torturé à son domicile par une bande de jeunes malfrats, dont la tragique mésaventure fut inlassablement relatée à quelques jours de ce maudit 21 avril.
Mais la gauche n’insista pas. Le « sentiment d’insécurité » que les élites bien-pensantes aimaient à vitupérer était partagé par l’électorat populaire de gauche ; et TF1 était trop puissant pour demeurer ostracisé.
On chercha des coupables plus faibles. À l’automne de cette année 2002, fut publié un petit libelle aux Éditions du Seuil. Le titre était impérieux, voire comminatoire : Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires. Le nom de l’auteur, Daniel Lindenberg, était inconnu du grand public. Mais son opuscule fut promu comme un événement majeur pour le pays ; fit la une du journal Le Monde ! Le Columbo de l’antifascisme avait déniché dans leur tanière les coupables du 21 avril : ces « intellectuels » qui, depuis quelques années, avaient dénoncé « la culture de masse, Mai 68, le féminisme, l’antiracisme, l’islam ». Ils venaient initialement de la gauche, mais étaient accusés d’avoir passé en contrebande – en leur donnant l’onction de légitimité de la gauche – d’anciens thèmes classiques de la droite, qui recensait depuis longtemps les effets pervers de la démocratie, de l’égalitarisme, du droit-de-l’hommisme, du pédagogisme, du féminisme, etc.
Le texte était bref, superficiel, sans grand talent ni profondeur. La confusion intellectuelle dominait ; la mauvaise foi était spectaculaire. On avait parfois du mal à reconnaître ce qui liait des auteurs aussi dissemblables que Régis Debray, Pierre Manent, Pierre-André Taguieff, Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Philippe Muray, Maurice Dantec, Michel Houellebecq, Shmuel Trigano, et d’autres. L’important était de désigner des coupables ; et de les condamner à la guillotine médiatique et morale, à la manière de Marat dans Le Père Duchesne, publiant des listes « d’aristocrates et d’ennemis de la Révolution ».
L’épithète « réactionnaire » se substituait à « fasciste » ; elle valait son équivalent d’opprobre.
Le « progressisme », qui avait été autrefois une subversion de l’ordre établi, était devenu l’ordre établi ; et la nouvelle monarchie absolue, plus impérieuse encore que l’originale, ne supportait aucune contestation. Les thuriféraires de Mai 68 avaient tourné en dérision ce qu’il y avait eu de plus sacré pour les siècles passés, mais ne toléraient pas qu’on tournât en dérision Mai 68.
Le monde avait alors connu une nouvelle Renaissance. Avant cette « parenthèse enchantée », la France vivait un obscur Moyen Âge raciste, xénophobe, misogyne, homophobe, où, à l’abri de lycées casernes, des professeurs tortionnaires dressaient, à coups de drill prussien, des élèves martyrisés, enrégimentés et endoctrinés.
La laïcité militante avait été une arme de guerre efficace pour arracher la robe sans couture de l’Église catholique ; mais elle ne devait pas être à nouveau employée pour désacraliser l’islam. L’obsession impérieuse du « métissage » s’était substituée à celle de la « pureté de la race ». Le féminisme était l’avenir radieux de l’Humanité qui ne pouvait être contesté que par d’infâmes et vulgaires « machos » ; et lorsque les écrits des plus grands maîtres à penser de nos progressistes, de Spinoza à Nietzsche en passant par Rousseau ou Marx, révélaient des considérations misogynes, il était de bon ton de considérer que leur clairvoyance habituelle – sur Dieu, la religion, la démocratie, le capitalisme, etc. – s’était alors égarée et soumise – et seulement sur ce sujet-là – aux préjugés de leur époque !
Les règlements de comptes pullulaient. Lindenberg n’hésita pas à dénoncer ces intellectuels juifs qui avaient commis l’impardonnable crime de « virer à droite ». Non sans finesse, il avait noté que la création et l’édification d’Israël avaient acclimaté les milieux juifs de la Diaspora aux nécessités et aux contraintes d’un État-nation, et répandu parmi les plus farouches zélotes d’Israël les soucis, frayeurs et exigences des anciens hérauts du nationalisme français, comme Maurras ou Barrès. Mais cette intuition juste, qui était un tourment et une contradiction majeure chez certains intellectuels juifs parisiens, tournait avec Lindenberg en une ode victimaire à ces pauvres Palestiniens ou jeunes banlieusards issus de l’immigration, et en un accès soudain de « complotisme » dont il accusait ses adversaires, regrettant que « les Juifs viennent grossir les bataillons de la nouvelle offensive maurrassienne ».
On avait parfois l’impression que l’auteur avait été commis d’office, envoyé en mission, sans tout saisir des enjeux réels de son offensive ; qu’il écrivait cette curiosité littéraire d’un pamphlet modéré. Pierre Rosanvallon le lui avait commandé pour la collection qu’il dirigeait aux Éditions du Seuil : « La République des idées ». Ce mandarin considérable avait eu son heure de gloire médiatico-politique à la fin des années 1980 lorsqu’il devint, on l’a dit, le secrétaire général de la fondation Saint-Simon, qui célébrait alors, au nom de la « République du centre », les noces de la droite libérale et de la gauche antitotalitaire. Dix ans plus tard, le maître avait senti le vent tourner. La mondialisation, chérie à ses débuts par cet intellectuel « de gauche » et ses pairs, devenait moins engageante. Il lui fallait se démarquer de ses anciens engouements sans se déjuger. Il joua la naïveté, la confiance prise en défaut ; dans son nid qu’il croyait pur de la « gauche antitotalitaire », se dissimulaient des réactionnaires fieffés qu’il avait le devoir de dénoncer. Il avait chargé Lindenberg de les exécuter comme Voltaire, jadis, instrumentalisait l’abbé Morellet contre ses ennemis philosophes : « Allez, mords-les. » Le crime se voulait silencieux. Rosanvallon dissout la fondation Saint-Simon, désormais marque d’infamie de son passé libéral sur sa tunique de gauche qu’il souhaitait immaculée. Il conta à des journalistes complices combien sa sensibilité de « gôche » avait souffert en ces temps-là, reniant même son ancien maître, François Furet, à qui il devait pourtant en partie sa carrière académique.